Martha Argerich, l’Orchestre de Rotterdam et Lahav Shani enthousiasmants entre Europe et Amérique
C’est un programme annoncé « autour du thème de l’exil » qui nous était proposé, avec trois œuvres (qui obéissaient au traditionnel triptyque ouverture-concerto-symphonie) de trois siècles différents, dans un ordre chronologique inversé : l’ouverture Con Spirito de Joey Roukens (2024), le Troisième Concerto pour piano de Béla Bartók (1945) et la Symphonie du Nouveau Monde d’Antonín Dvořák (1893). Mais en réalité, de ces trois compositeurs, seul le second a réellement été exilé, quand il a dû fuir, la mort dans l’âme, l’Europe pour les États-Unis en 1940. Le premier, né en 1982, n’a pas été confronté au déracinement. Et si le troisième a, en effet, émigré aux États-Unis, c’était un choix professionnel ; il n’y est resté que trois ans, et a pu finir sa vie, confortablement, dans sa Bohème natale.
Il n’en demeure pas moins que nous avons entendu trois œuvres de compositeurs européens qui sont directement liées à la musique américaine.
Con Spirito est une ouverture pour orchestre, d’une douzaine de minutes, commandée par l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam à leur jeune compatriote Joey Roukens. Créée l’avant-veille, elle est, au moins implicitement, un hommage au grand compositeur américain Leonard Bernstein. Avec d’irrésistibles réminiscences jazz, latino et balinaises, elle fait la part belle aux cuivres et aux percussions. Il y a bien quelques moments qui évoquent une atmosphère inquiète, mais la pièce est, dans son ensemble, particulièrement vitaminée.
Lahav Shani est directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam depuis 2018 (il avait alors vingt-neuf ans -le plus jeune de l’histoire de cet orchestre à ce poste). Il le dirige autant par ses déhanchements qu’avec les bras ! Et le résultat est formidable : l’orchestre est libéré, avec des plans sonores très équilibrés, et sonne avec une plénitude réjouissante.
En 1940, Bartók s’exile donc aux États-Unis. Il y passera les cinq dernières années de sa vie dans des conditions très difficiles, aussi bien psychologiquement que matériellement. C’est dans ce contexte qu’il écrit son Troisième Concerto pour piano, l’une de ses toutes dernières œuvres. Il se savait sur le point de mourir, et il voulait laisser à son épouse Ditta Pásztory une œuvre qui lui permettrait de subvenir à ses besoins. Celle-ci, réputée pour être une excellente mozartienne, n’avait pas le niveau technique pour jouer les deux premiers Concertos de son époux. Aussi lui écrivit-il un Troisième adapté, qu’il est de coutume de qualifier de « féminin » et d’opposer à ses deux prédécesseurs.
Pour autant, ne comptez pas sur Martha Argerich pour en donner une interprétation adoucie, perlée ou dentelée ! Dès les premières notes de l’Allegretto nous savons que ce Concerto sera musclé. Le toucher est merveilleux, d’une maîtrise absolue, mais c’est bien d’un instrument à percussion qu’elle joue. L’osmose avec l’orchestre fonctionne parfaitement. Dans le début de l’Adagio religioso, malgré l’écriture dépouillée Lahav Shani donne du poids aux cordes, en un sublime dialogue avec la pianiste, d’une densité bouleversante. Puis c’est le tour des vents, qui jouent de leurs sonorités les uns avec les autres. La fin du mouvement est un grand moment d’émotion pure. Avec ces interprètes, si le finale ne manque pas de gravité, il a aussi quelque chose de jubilatoire. Martha Argerich fait sonner son piano avec une telle énergie qu’elle entraîne tout l’orchestre avec elle.
En bis, elle nous régale d'abord d’humour et de tendresse, avec sa virtuosité légendaire, dans la Fantasiestück Op. 12 N° 7, « Traumes Wirren » (Confusion des rêves) de Schumann. Puis, comme cela se fait de plus en plus, elle a joué avec le chef d'orchestre qui a délaissé non sa baguette puisqu’il ne l’utilise pas, mais son pupitre, pour venir s’asseoir à côté d’elle pour une pièce à quatre mains. Comme il y a six ans à la Philharmonie, quand elle a joué avec l’Orchestre Neojiba dirigé par Richard Castro, elle a montré tout son savoir-faire chambriste, dans ce duo si particulier qu’elle affectionne tant, avec Le Jardin féérique, la dernière des pièces de Ma Mère l’Oye de Ravel.
En deuxième partie, la célébrissime Symphonie du Nouveau Monde, œuvre d’un compositeur tchèque qui découvre la musique américaine tout en restant fidèle à ses origines. Il en ressort un irrésistible mélange qui fait le bonheur de tous les orchestres, de tous les chefs et de tous les publics depuis 130 ans, sans discontinuer.
Lahav Shani dirige par cœur, sans baguette. Ses gestes, qui mobilisent l’ensemble du corps (les bras et les mains au même titre que le reste), sont d’une sûreté absolue, toujours très expressifs, et relativement sobres. Le premier mouvement a un caractère pastoral, loin du drame que l’on entend parfois. Le chef laisse jouer son orchestre avec beaucoup de spontanéité (lors de la reprise, sa gestique n’est d'ailleurs pas toujours la même). Quelle fraîcheur ! Dans le Largo, le cor anglais semble avoir des réserves de souffle inépuisables. L’ambiance est sereine, presque recueillie. Le Scherzo est plus dansant que percussif, et on sent que Lahav Shani cherche le raffinement plutôt que l’exotisme. Il a l’excellente idée d’enchaîner l’Allegro con fuoco final, d’une générosité qui va chercher ses sources dans l’énergie, sans jamais forcer. Le travail sur les transitions est remarquable. L’orchestre est à la fois libre et discipliné, avec notamment des bois au vibrato particulièrement maîtrisé.
Quant à la nouvelle conque acoustique du Théâtre des Champs-Élysées, c’est assurément une réussite. Le public gagne considérablement en confort sonore, et à constater le plaisir de jouer des musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam, il est probable que ce dispositif soit aussi fort agréable quand on est sur scène.
Paris, Théâtre des Champs-Élysées, 28 septembre 2024
Pierre Carrive
Crédits photographiques : Eduardus Lee