Martin James Bartlett dans les Rhapsodies de Gerswhin et Rachmaninov, l’art du caméléon

par

Rhapsody. Sergueï Rachmaninov (1873-1943) : Rhapsodie sur un thème de Paganini en la mineur op. 43 ; Vocalise op. 34 ; Where Beauty dwells op. 21 [arrgmts Earl Wild] ; Polka de W.R. [d’après Franz Behr]. George Gershwin (1898-1937) : Rhapsody in Blue [orch. Ferde Grofé] ; The Man I love ; I got Rhythm. Earl Wild (1915-2010) : Etudes no 4 et no 7 sur Embraceable You et Fascinatin’ Rhythm de Gerswhin. Martin James Bartlett, piano. Joshua Weilerstein, Orchestre philharmonique de Londres. Août 2020 & octobre 2021. Livret en anglais, français et allemand.  67’33''. Warner Classics 0190296434334

La discographie du London Philharmonic garde trace des deux opus concertants au programme de ce CD. L’orchestre avait déjà enregistré la Rhapsody in Blue avec Clive Lythgoe (décembre 1969) et Michael Reeves (décembre 1984) pour Damont et Damil, labels de Dave Miller, puis avec Tzimon Barto (Emi, mai 1988). La philharmonie londonienne grava aussi quelques-uns des premiers enregistrements de la Rhapsodie sur un thème de Paganini : Benno Moiseiwitsch (direction Basil Cameron, étiquette Victor, décembre 1938) et Julius Katchen (avec Adrian Boult Decca, mai 1954, puis remake stéréo en mai 1959). L’idée de réunir ces deux œuvres n’est pas neuve, d’ailleurs le London Philharmonic avait contribué à l’album Rhapsodies, arrangé et dirigé par Mike Batt avec… Peter Weekers à la flûte de pan (RCA, mars 1990) ! En tout cas, elles importent dans la jeune carrière de Martin James Bartlett, puisqu’il remporta le concours BBC Young Musician of the Year en 2014 avec le Rachmaninov, et joua le Gershwin lors de ses débuts aux BBC Proms l'année suivante.

Face aux multiples virtuoses qui abordèrent ces deux chevaux de bataille, là où l’on attendrait les coups d’éclat d’un pianiste de vingt-cinq ans qui entend marquer son territoire, on a ici affaire à un musicien raffiné. Qui va chercher dans ses ressources intérieures l’inspiration et le caractère improvisé qui distingue le genre rhapsodique. Et y ajoute une pudique fantaisie dans la Rhapsody in blue, malgré un tempo sans raideur (plage 33, 2’04). On retrouve cette finesse distillée à la reprise des thèmes 1 et 3 (selon la typologie du musicologue David Schiff), dans la partie cadentielle (6’19) où le soliste ne ménage pas ses efforts de nuance. La conclusion s’avère néanmoins un peu fragile, à ras de clavier.

Côté orchestre, le quatrième thème, associé au train, se voit lourdement scandé (3’51) pour suggérer cette euphorie ferroviaire, tandis que certains passages semblent un peu flous (thème 4 à 4’31). Du moins, en cette conclusion de la première section (4’55-5’13), clarinette, trompette et trombone excipent de solos bien caractérisés, avant un foxtrot (5’15) que le saxophone embrase dans une atmosphère gazeuse, nébulisée dans un orchestre croustillant. La rêveuse troisième section (plage 34) se montre un peu survolée, sans produire la langoureuse magie qu’on attend de cette idylle hollywoodienne, telle que l’illustra Leonard Bernstein (Columbia, juin 1959). Martin James Bartlett dispense une transition effervescente (début plage 35), gantée dans un foudroyant staccato. Il assène avec autorité le thème bluesy (1’50) avant que Joshua Weilerstein le joigne dans une conclusion hélas émoussée, qu’on peut imputer à une prise de son large mais un tantinet opaque.

Pour la Rhapsodie de Rachmaninov, le piano résonne dans un espace circonscrit et un peu coloré qui affecte sa transparence, l’orchestre semble parfois congestionné. On apprécie en tout cas la spatialisation. On salue un artiste capable de superbes envolées (Piu vivo, variation 8…) même si un brin rhétoriques, soulignant sans outrance les allusions au Dies Irae (variation 10), et modelant patiemment l’élégiaque et célébrissime andante cantabile. C’est bien un marqueur stylistique de ce pianiste que de rechercher le maximum de variété expressive, de questionner le phrasé, les couleurs, tout en l’unissant dans une cohésion cousue main. Un caméléon qui s’imprègne pour mieux se fondre. Les étapes lyriques (moderatomenuetto) sont particulièrement soignées, au prix d’un certain alanguissement, ou d’une carence d’esprit (le piu vivo scherzando semble s’ennuyer, là où la doucereuse déambulation de Fritz Reiner & Arthur Rubinstein chez RCA rayonnait de piquante malice). Certes quelques jalons manquent de puissance symphonique (variation 14), l’intensité et la fulgurance ne sont pas portées à leur plus haut degré. Mais à compter de la variation 19 les protagonistes rivalisent de vitamine et leur concertation évolue vers un convaincant apogée, qui signe une prestation globalement réussie. Sans pourtant atteindre le vertige de nos versions préférées, au premier rang desquelles Peter Rösel & Kurt Sanderling (Eterna) et Earl Wild & Jascha Horenstein (Chesky).

On retrouve d’ailleurs Wild (1915-2010) comme auteur d’arrangements qui sur ce CD servent d’interlude aux deux rhapsodies ; le genre de virtuoses qui selon Martin James Bartlett manifestent une « profonde connaissance des possibilités techniques et coloristiques du piano » et hissent ces transcriptions à de nouveaux sommets. « C’est comme enfiler une veste confortable et bien rodée » ajoute le jeune pianiste qui, dans ces pages à nu, nous ravit sans réserve. Un exemple qu’à cet âge la maturité du sentiment peut se dispenser de narcissisme et se contenter d’une juste simplicité, d’autant touchante (la Vocalise op. 34 !).

Son : 8-9 – Livret : 7 – Répertoire : 8-10 – Interprétation : 8,5 à 10 (solo)

Christophe Steyne

 

 

 

 



Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.