Armide en amazone ensorcelle l’Opéra comique

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La Reine Marie-Antoinette est à la mode. Son musicien favori, C.W. Gluck, également. Eût-elle apprécié cette version de la tragédie en musique Armide (1777) ?

 Saluons d’abord la performance de Véronique Gens qui, en sa maturité artistique, aborde la scène après avoir longuement approfondi toutes les facettes du personnage d’Armide, aussi bien dans la version de Lully que dans celle de Gluck, en concert comme au disque. La soprano française met la rondeur d’un timbre devenu plus velouté, l’habileté de l’émission et un legato au style impeccable au service de l’ample phrasé voulu par le compositeur. Du point de vue du jeu scénique, ce sont les versants altiers et désespérés du personnage qui dominent, sanglots compris. En cuissardes noires et tunique d’amazone, cette Armide, prisonnière d’elle-même et de jeux de scène alambiqués, privilégie le registre de la déploration, de l’invective à celui de la sensualité.

Ian Bostridge dessine un portrait du Chevalier Renaud aux arêtes vives, tour à tour fiévreux ou résigné. Ce qu’il propose musicalement reste toujours intéressant. Quant à sa diction très articulée, elle démontre une fois de plus la perspicacité de C. Debussy pour qui Gluck prosodiait en faisant de la langue française « une langue d’accentuation » alors qu’elle est « une langue nuancée ». Toutefois, le charme du ténor, en particulier dans la scène du sommeil, suscite des « tableaux- chromos » parfois heureux (II, 3) Plus j’observe ces lieux (allusion au peintre F. Boucher), parfois équivoques et ternes (V, 2) Chœur des Plaisirs.

 Lilo Baur, née en Suisse, formée en Angleterre, actrice et metteur en scène de théâtre reconnue, fait ici, semble-t-il, sa première incursion dans l’opéra baroque. Des grappes de corps humains s’agrègent et se désagrègent dans une sorte de glissement perpétuel sans signification apparente. Laurent Castaing sculpte l’espace en jeux de lumières très travaillés. Dominé par des teintes saumonées, l’ensemble reste conventionnel. Le premier décor s’inspire parait-il d’un Moucharabieh. Mais l’orientalisme s’arrête là. Le grillage noir zébré de néons fera place à un grand arbre verdoyant puis chargé de sacs noirs (pendus?). Et la Haine (Anaïk Morel) au crâne rasé attriste... à défaut de terrifier.

Et pourtant ! La partition de Gluck, qui a déjà signé d’innombrables pièces comiques, invite à la fantaisie et sollicite l’imaginaire. D’autant plus que la profusion de machines volantes, costumes somptueux, décors, effets spéciaux faisaient à cette époque partie intégrante de l’œuvre.

Paradoxalement, c’est l’acte IV, traité en miroir par Quinault et considéré comme le plus faible qui rejoint l’esprit baroque grâce aux Croisés -Ubalde (Philippe Estèphe) et le Chevalier danois (Enguerrand de Hys), à leurs amantes, Lucinde (Apolline RaÏ-Westphal) et Mélisse (Florie Valiquette qui offre un pur moment de grâce musicale).

 L’excellent chœur, « Les éléments », parvient à offrir des interventions de belle qualité en dépit d’une implication scénique risquée : avec autant d’embarras que de bonne volonté, les choristes rampent, se roulent par terre, courent ou s’agitent pieds nus, vêtus de lambeaux et entourés de trois danseurs aux postures simiesques.

 La sensation d’uniformité vient également du système de « spatialisation du son » qui arase les particularités vocales, les volumes et la caractérisation d’émission. Même le timbre noble et profond d’Edwin Crossley-Mercer (Hidraot) perd de son mordant et de sa singularité.

 Christophe Rousset conduit ses Talents Lyriques à bride abattue -comme s’il avait un peu honte du côté pompeux de la musique de Gluck. Les réflexes du claveciniste s’estompent ensuite pour dégager quelques belles orbes mélodiques et sertir délicatement les interventions solistes (les vents en particulier).

 Enfin, les enjeux esthétiques, intellectuels et musicaux sont totalement absents. Pourtant ce n’est pas par hasard si, parmi les livrets de Quinault, Gluck préféra Armide (1686) à Roland (1685) qui lui avait pourtant été suggéré lorsqu’il releva le défi de composer en français. Ce n’est pas fortuit non plus s’il mit en œuvre ses idées de réforme, de simplification, d’unification, en s’installant comme le coucou dans une célèbre tragédie en musique née un siècle plus tôt… mais, pour la subvertir.

Car, comme dans tous les poèmes de Quinault, l’actualité contemporaine et royale imprègne chaque vers : disgrâce de la magicienne (Madame de Montespan?), répression des Protestants (habitants de Damas ?) -et Révocation de l’Édit de Nantes intervenue un an plus tôt... entre autres corrélations.

Chez Gluck, c’est la Raison qui triomphe de la Magie. L’Allemand célèbre l’agonie de l’Irrationnel (c’est à dire des croyances) là où le Français venu de Florence révélait la fin d’une conception du monde - celui où l’Amour et la Raison, la Gloire et la Sagesse (du Prologue supprimé par Gluck) se concilliaient dans l’harmonie et les plaisirs. Confrontation passionnante passée à la trappe.

Quant à Marie-Antoinette qui avait au plus haut point le sens du plaisir, du noble, du beau et de la légèreté,il n’est pas certain que, même sans considération subversive, elle eût goûté cette soirée.

Bénédicte Palaux Simonnet

Paris, Opéra Comique, le 9 novembre 2022

Crédits photographiques : Stefan Brion

 

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