Même mortelle, Alcina enchante l’Opéra Garnier

par

La partie n’était pas gagnée d’avance : décors et costumes fort peu baroques, format vocal général modeste, orchestre charpenté dont violons et cors flottent parfois entre deux eaux… Et pourtant ! La mise en scène de Robert Carsen démontre vingt ans plus tard son efficacité, les prestations de l’Opéra de Paris leur qualité, la distributio son engagement, et le Balthasar Neumann Ensemble conduit par Thomas Hengelbrock sa solidité. Le public est enthousiaste. C’est une belle soirée. Que désirer de plus ? 

A l’heure où la spécificité des données baroques et belcantistes, leur rhétorique, leur dynamique propre sont de mieux en mieux connues, les ignorer revient à amputer l’opéra d’une dimension essentielle -le monde féerique de l’invisible ; un comble pour la princesse-magicienne Alcine qui fascine depuis plus d’un siècle poètes, littérateurs, compositeurs dont Lully ! Jusqu’au roi Louis XIV adolescent qui aimait se faire lire l’Arioste par Marie Mancini dont il était éperdument amoureux.

L’exposition actuelle au Louvre des dessins de Gissay et Berain témoigne par ailleurs de l’importance des costumes, décors, machines et scénographie.

Or, sur le plateau, c’est le complet-veston qui règne. Ruggierro et Bradamante aux allures de douaniers suisses semblent attendre un improbable Godot. Même uniforme pour les chœurs et figurants -nus immobiles (transformés en bête sauvage ou en rocher), nus en reptation (orgie), nus à moitié habillés, nus rhabillés (c’est le dénouement : ils sont « libérés »). La Bacchanale rappelle la pâle pornographie des Swinging Sixties. La sœur de la magicienne devient une soubrette nymphomane, son amant un majordome de bande dessiné (c’est la lutte des classes). De grandes parois blanches montent et descendent, une allée verte (Verdi prati oblige) s’ouvre par moments, une table roulante, deux chaises ... et quelques scènes d’inspiration luthérienne éclairées comme un tableau d’Edward Hopper… Ornementation des « da capo » timide voire inexistante.

Pas de désert non plus, de montagne écroulée, de palais merveilleux, de jeune Oberto, d’armes chevaleresques. Pas anneau magique pour dissiper le sortilège retenant captif le chevalier Ruggiero. Pas d’urne brisée, réceptacle des pouvoirs magiques. Pas d’envol final de la magicienne détruisant son palais merveilleux. Ici, elle est poignardée sur scène, devenue simple mortelle privée de toute transcendance. L’invisible est banni. Pourquoi pas ? Mais ce n’est pas ce qu’Haendel, le librettiste, les musiciens, l’imaginaire du temps ont pensé et voulu. 

Par-delà de telles options dont la portée n’apparaît pas nécessairement à ceux qui ne sont pas familiers de l’univers baroque, les interprètes, soutenus par le pragmatisme et l’habileté de la mise en scène, réussissent à s’investir pleinement. A commencer par la combative Alcina de Jeannine de Bique. Silhouette de sirène (elle a heureusement échappé à l’uniforme), sensible, sympathique, la soprano caribéenne joue d’une émission feutrée et d’un timbre charmeur transcendant une puissance limitée au regard des dimensions de la salle. Si la vocalisation pourrait gagner en précision, son aria « Ah, mio cor » traduit très finement les sentiments ambivalents de la magicienne. C’est aussi le cas, à d’autres égards, de Morgana (Sabine Devielhe) et de Ruggiero (Gaëlle Arquez). La première, portée par la tessiture élevée qui percute plus aisément l’espace, fait preuve d’un abattage réjouissant sans négliger un chant très soigné. La seconde touche par sa musicalité et son endurance puisant une vigueur nouvelle à l’acte III pour affronter l’héroïque « Sta nel’ Ircana » avec cor obligé, cheval de bataille des mezzos coloratures. Nicolas Courjal (Melisso) et Rupert Charlesworth (Oronte) assurent les tessitures graves, ajoutant pour le second un jeu scénique plein de verve. Roxana Constantinescu (Bradamante) laisse seulement entrevoir son timbre ambré, pénalisée par une projection qui s’étiole et une diction floue.

A défaut de fidélité stylistique, une soirée de haute qualité.

Bénédicte Palaux Simonnet

 Paris, Opéra National, le 25 novembre 2021

Crédits photographiques : © Sébastien Mathé / Opéra National de Paris

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.