Extase et ravissement, Theodora de Haendel au Théâtre des Champs-Elysées

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Pour son 25e oratorio, Haendel s’écarte des sujets bibliques pour s’intéresser au martyr de Theodora et Dydimus relaté en 1687 par Robert Bayle. Le récit des persécutions chrétiennes sous Dioclétien (302-305 ap. J.C.) nous est parvenu à travers le Second Livre des Vierges de Saint Ambroise. L’influence de Corneille y transparaît également. A sa création, l’oratorio pour lequel l’auteur avait une secrète prédilection est dédaigné, et les trois représentations des 16, 21 et 23 mars 1750 rapportent à peine le tiers des recettes de Saul ou Judas Maccabaeus. Haendel lui-même aurait confié à son librettiste Thomas Morelle : « Les juifs ne viendront pas (comme à Judas) parce que c’est une histoire chrétienne ; et les dames ne viendront pas non plus parce que c’est une histoire vertueuse ».

Pourtant, selon le biographe Jean Gallois, le livret s’avère « l’un des meilleurs dont Haendel ait pu disposer, offrant au-delà des personnages devenu symboles, une construction extrêmement diversifiée dans le développement des scènes ». En effet, au fil d’une intrigue à première vue assez linéaire, la tragédie va s’organiser d’une manière complexe pour atteindre, après diverses métamorphoses, la résolution de conflits publics et intimes.

A Antioche, le Gouverneur Valens exige que chacun sacrifie à Jupiter sous peine de mort. Septimius, officier romain plein d’humanité est chargé d’exécuter l’ordre. Didymus, également romain, converti secrètement, aime la jeune chrétienne Theodora. Refusant de sacrifier à Jupiter, celle-ci est condamnée à être livrée à la prostitution. Désespérée, elle est soutenue par son amie Irène. Didymus la visite en prison, prend sa place et la persuade de s’évader cachée sous son armure. Alors que Didymus va être exécuté, Theodora se présente et l’innocente. Valens les condamne à mort tous deux. Septimius conseille en vain la clémence. Les héros se réjouissent de se retrouver au ciel dans la perfection de l’amour tandis qu’Irène et les Chœurs louent leur foi et leur courage.

Le choc frontal entre les forces temporelles -autorité du pouvoir, culte de la volupté charnelle- et les forces spirituelles -pureté, loyauté, don de soi, extase- place chaque protagoniste en face de lui-même, ses faiblesses, ses forces et sa conscience. La rigueur monolithique du Gouverneur s’oppose et met en valeur le parcours de Theodora qui, elle, va traverser déréliction, angoisse, doute pour accéder avec Didymus à la confiance et la joie. Ainsi, le dialogue de l’âme et du corps, cher à l’art baroque, se conclut-il dans l’espérance. La force de cette fresque fait écho à celle la Chapelle Sixtine ou à l’extase de Sainte Thérèse sculptée par Le Bernin .

Sous l’angle musical, Theodora engage la dynamique belcantiste dans ce qu’elle a de plus opérant : jamais gratuite ni ostentatoire, elle est toute entière au service des sentiments, relayant ce que les mots sont impuissants à dire. Ainsi Joyce di Donato incarne-t-elle Irène, personnage central, pivot du drame, avec une maîtrise souveraine. Ligne vocale aux orbes cuivrées, pianissimi qui semblent absorber toutes les respirations dans la sienne -moments rares où le silence « écoute »-, ou encore ornementation juste et inventive des « da capo » (reprise de la première partie de l’air), renouvellent sans cesse l’intérêt ; sa version d’« As with rosy steps the morn advancing drives the shade of night » très différente de celle de Lorraine Hunt à Glyndebourne, se fait pure poésie. Michael Spyres (plus ténor que baryton cette fois) offre un chant souple, velouté, apaisant qui convient parfaitement au personnage et contraste avec la rigueur de Valens (John Chest). Paul-Antoine Bénos-Djian, avec des moyens vocaux réels mais hétérogènes dans une tessiture composite (haute-contre voire ténor recourant à la voix mixte ?), touche par son intelligence musicale et son intensité dramatique. Si bien que le couple qu’il forme avec Lisette Oropesa gagne peu à peu en crédibilité pour atteindre des sommets lors des derniers duos. La soprano déjà célèbre sur les scènes rossiniennes les plus fameuses, met ici en oeuvre sa parfaite vocalité, son timbre fruité, son intériorité pour dresser un portrait à la fois beau, vrai et déchirant de cette jeune martyre capable de tutoyer les anges. L’Orchestre et le Chœur Il Pomo d’Oro répondent à la vivacité du chef Maxim Emelyanychev tout en sachant tisser le plus impalpable des tissus sonores. Défiant la durée, l’osmose entre la musique, les interprètes, la salle se fait béatitude heureuse. « Haendel est le plus grand compositeur qui ait jamais existé. Je voudrais m’agenouiller sur sa tombe » disait Beethoven. Quant au public, il est en lévitation.

 Bénédicte Palaux Simonnet

Paris, Théâtre des Champs-Elysées, le 22 novembre 2021

Crédits photographiques : DR

 

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