Messiaen : une Nativité tout en atmosphères, décantée sur un orgue polonais flambant neuf

par

Olivier Messiaen (1908-1992) : La Nativité du Seigneur. Arkadiusz Bialic, orgue de la Basilique de la Divine Miséricorde de Cracovie.  2018. Livret en polonais, anglais, français.  58’48. Dux 1557.

Après le quadriptyque de L’Ascension (1932-1934), La Nativité (1935) constitua le second cycle organistique de Messiaen, qui y approfondissait son esthétique : modes à transposition limitée, unités de valeur ajoutées, influence de la métrique grecque et des râgas. Même s’il ne voyagea jamais en Inde, son intérêt fut peut-être aiguisé par l’Exposition Coloniale de 1931 au Bois de Vincennes où la musique hindoue était particulièrement représentée, comme en attestent des archives consultables sur le site Gallica. La registration s’émancipe des codes de l’école symphonique pour concocter des mélanges selon le timbre convoité par ce synesthète qui percevait les sons en couleurs. Neuf Méditations (neuf comme le nombre de mois de maternité) : la réflexion théologique (nos 3, 4, 5, 7, 9) alterne avec des pages imagées (1, 2, 6, 8) en référence aux personnages bibliques associés à la naissance du Christ (Vierge, bergers, anges, mages).

Le cycle le plus enregistré de Messiaen, et de tout le répertoire à tuyaux du XXe siècle, compte une cinquantaine de versions, en incluant celles comprises dans les intégrales. Ernest White au Methuen Memorial Music Hall (Mercury, 1949), Robert Noehren à la Sandusky Grace Episcopal Church (Allegro, 1953), et l’auteur lui-même à la Trinité (Ducretet, 1956) en furent les pionniers, suivis par Simon Preston à Westminster Abbey (Argo) qui en mai 1965 réalisa la première gravure stéréo.

On regrette que la Basilique de la Divine Miséricorde ne soit ni présentée ni illustrée dans le livret, qui préfère photos de l’artiste et un grisâtre panorama de la banlieue. Ce sanctuaire de forme ellipsoïdale, consacré en 2002 par le Pape Jean-Paul II, peut accueillir cinq mille fidèles et attire deux millions de pèlerins chaque année. Construit par la société Zych de Wołomina, l’orgue fut inauguré en août 2018. Grigny, J.S. Bach, Parry figuraient au concert, ainsi que… Messiaen. La console de quatre claviers fait parler environ soixante-dix jeux répartis en deux buffets de part et d’autre d’une verrière. C’est donc un instrument flambant neuf qu’a choisi Arkadiusz Bialic, professeur au Conservatoire de Cracovie et directeur artistique du festival international Muzyki Organowej de cette ville.

Tributaire du volume et de la configuration de l’édifice, l’imposante réverbération se trouve accusée par une captation globale et distante, amplement spatialisée, qui de prime abord manque de plénitude et de relief pour épanouir un prégnant visage des « montagnes majestueuses » et des « vitraux multicolores » qu’entrevoyait Messiaen. On pousserait volontiers l’amplificateur pour pallier un niveau de gravure assez faible et garantir un surcroît de matière. Or le remède n’est pas idéal car les pics dynamiques se durcissent et violentent une physionomie creuse qui en toute façon demeure plutôt atmosphérique qu’analytique. Un préjudice de netteté propice à nimber de mysticisme ces neuf tableaux. Quitte à ce que la partition n’en ressorte pas avec l’acuité et la tangibilité requises. En tout cas, c’est pénible d’ajuster le potentiomètre au gré des plages pour essayer de conquérir un équilibre satisfaisant.

Dans Les Bergers, le récitatif non mesuré (2’26) oblige ainsi à tendre l’oreille, d’autant que le noël varié (3’07) qui suit à la clarinette, puis au hautbois, s’avère peu expansif. Le bouillonnement incantatoire qui crescendo lance Les Enfants de Dieu vers les cris adressés au Père (0’42) demanderait davantage d’étoffe. Dans l’ensemble, les tempi ne traînent guère, mais la propension contemplative et aérienne peut les laisser sentir plus lents qu’ils ne sont. Pour semblable raison, le discours peut paraître privé de focalisation, de densité, mais la précision du phrasé est hors de cause. À ce bémol près : pour Les Anges « purs esprits, indivisibles, doués d’une liberté et d’une subtilité totales », l’interprète veille certes scrupuleusement à l’articulation mais les doigts se contraignent, résistent à l’enthousiasme. Le résultat déçoit : terne, privé de cette scintillante jactance qu’on aimerait entendre pour ce Gloria in excelsis Deo -on dirait que les micros mouchent les aigus. Dommage pour une écriture qui vibrionne sur les mixtures.

D’autres volets réussissent à mieux convaincre voire séduire. Dans La Vierge et l’Enfant, l’accompagnement staccato de la section centrale (3’09), où roucoule l’hymne Puer Natus, s’instille dans un plan lointain qui étend la profondeur de champ et d’évocation. Magnifique. Émanés d’un sous-grave osmotique, les Desseins éternels s’ouatent d’une sérénité absolue. La caravane des Mages chargés de cadeaux défile avec étrangeté, comme un mirage évaporé du sable, jusqu’à leur destination à Bethléem (4’46) qui plante une crèche irréelle. Pour Le Verbe, le sempiternel solo de cornet (3’38) censé illustrer la bonté divine, semble suspendu hors du temps et se fait (trop ?) discret. Même si l’éclat des fulgurances s’en trouve estompé, la puissance du pédalier (mobilisant les 32 pieds en fonds et anches) exprime avec force et majesté la parole du Créateur. 

Arkadiusz Bialic excelle d’ailleurs à caractériser les passages les plus éloquents. Dans Jésus accepte la souffrance, sombre étape du recueil où s’immisce la vision sacrificielle de la Passion, le granitique basson 16’, les lueurs surnaturelles qui dépeignent la douleur, l’étirement des membres sur la croix de calvaire : toutes ces métaphores sont intelligemment instruites. Dieu parmi nous conclut le CD par une Incarnation vigoureuse et grandiose. Le chant d’oiseau en guise de Magnificat (1’33) s’émoustille comme il doit. Le second développement (3’02-4’36) s’ébroue par une vélocité tourbillonnante qui procure le meilleur moment du disque : une intensité vraiment anthologique ! La toccata finale (5’21) carillonne avec panache, malgré une opacité qui obscurcit le brio de l’exécution. Ce qu’on pouvait aussi reprocher au magistral enregistrement d’Olivier Latry (DG, juillet 2000), qu’on réécoutera toutefois pour le plaisir des orageuses chamades et bombardes de Notre-Dame.

Bilan ? On aurait surtout envie d’apprécier cet orgue dans une perspective moins confuse et problématique ! « L’émotion, la sincérité d’abord. Mais transmises à l’auditeur par des moyens sûrs et clairs » indiquait Messiaen dans sa préface sur l’œuvre. La technique et le style que révèle Arkadiusz Bialic honorent l’invitation et y répondent en fonction des atouts du vaste vaisseau de la Basilique, hélas sans toujours surmonter ses inconvénients. Son espace et la prise de son cultivent une évanescence impressionniste, un sfumato plus enclin aux liturgies de Charles Tournemire qu’au flamboiement de Marcel Dupré, qui se confirmèrent comme deux sources d’inspiration du compositeur. 

L’évaluation de l’album ne se veut aucunement dissuasive, mais il faut hiérarchiser face à la concurrence. Parmi la discographie de ces vingt dernières années, on consultera Wolfgang Sieber à la Philharmonie de Essen (Ars, 2007) pour une cure de transparence et d’élucidation. Pour une alternative radicalement différente de ce qu’on découvre ici, Louis Thiry à la cathédrale Saint-Pierre de Genève (Calliope, 1972) offre le témoignage le plus charnel, savoureux et chatoyant qu’on ait gravé. Et dans l’absolu, Marie-Claire Alain à Lucerne (Erato, 1988), sa suprême cohérence, ses tempi contractés, sa virtuosité foudroyante, son parfait dosage entre la rigueur du langage et la tendresse qui sied au sujet, s’inscrit encore au premier rang.

La Nativité se suffit à elle-même, mais au regard des capacités de minutage, le CD aurait pu embarquer un complément de programme : le climat de pièces contemporaines telles Le banquet céleste et Apparition de l’église éternelle aurait parfaitement convenu à l’idiome de cet orgue et à l’acoustique environnante.

Intéressant livret, pourvu d’un graphisme typé, quoique le lettrage blanc sur fond anthracite ne soit des mieux lisibles. Signalons enfin une (bénigne) maladresse de traduction : l’adjectif « nieodwracalne » du texte original en polonais, rendu par irréversible (page 17), correspond aux structures symétriques que la terminologie française désigne par « non rétrogradable ».

Christophe Steyne

Son : 6,5 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 8,5

 

 

 

 

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