Mireia Tarragó et Victoria Guerrero : Lieder ou Cabaret songs ?

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Sous le titre générique « Lotte Lenya, de Vienne à Hollywood », ces deux jeunes artistes ont construit un captivant parcours sur l’évolution du « Lied » à la république de Weimar et à Vienne dans les années qui ont précédé la débâcle culturelle provoquée par le nazisme. Ce fut une période   d’expérimentation tous azimuts. Alban Berg écrivit, à ce propos, que les compositeurs « étaient assis sur un volcan en pré-éruption… ». En français, le terme Chanson de cabaret a une certaine connotation grivoise, évoquant de bons bourgeois allant s’encanailler dans des antres à la fréquentation douteuse... À Berlin ou à Vienne, dans les années trente du siècle passé, c’étaient plutôt des endroits favorisant la recherche artistique moins conventionnelle où peintres, écrivains ou créateurs de musique échangeaient sans façon des idées ou des œuvres avant-gardistes. Cela explique, en partie, pourquoi des compositeurs aussi « sérieux » ou académiques qu’Arnold Schönberg ou Erich Korngold y ont consacré une part non négligeable de leur production. Et la frontière entre le « Lied » ou mélodie érudite et la chanson populaire ou de cabaret s’en trouva complètement estompée. Lotte Lenya ne possédait pas une voix particulièrement séduisante pour nos critères actuels, mais son aura d’artiste et le charme absolu de ses performances en firent la muse indiscutable de Georg W. Pabst, de Bertolt Brecht (Les sept péchés capitaux et L’opéra de quat’sous furent écrits pour elle) ou de Kurt Weil, qu’elle épousa en 1926. À l’exception de la comtesse croate Dora Pejačević, disparue très jeune en 1923, tous les compositeurs de la soirée ont dû émigrer pour fuir les persécutions nazies et contribuèrent largement au développement de la musique vocale et orchestrale des films hollywoodiens. Le cas de Hanns Eisler, marxiste convaincu, est le plus paradoxal : émigré aux U.S.A. il y fut persécuté par le maccarthysme, pour se retrouver en Allemagne Orientale dans le viseur de la tristement célèbre Stasi. Bien sûr, tout rapprochement avec les faits se déroulant ces derniers mois aux States serait une pure coïncidence…

Mireia Tarragó est un soprano qui m’avait frappé il y a quelques années par sa prodigieuse versatilité stylistique. Sa voix a gagné en précision et en brillant, son chant est devenu plus mûr : elle va droit au but sans afféteries, texte et son forment délicatement sa source d’expression la plus sincère, la plus transcendante. Bien au-delà d'une combinatoire savante ou ingénieuse des sons et des paroles, leur mise en relation parle immédiatement à nos émotions et nous transporte dans un univers de fantaisie que la créativité des auteurs suscite. Si elle séduit avec les trois lieder des Knaben Wunderhorn qui ouvrent leur récital, dans les Fünf Lieder d’Alma Schindler-Mahler, Tarragó nous prouve à quel point la myopie artistique de Gustav envers son épouse fut néfaste : l’Alma jeune était encore plus créative et osée que lui-même ! Et, plus que probablement, son rôle d’analyste et première écouteuse de l’univers musical de son mari fut décisif pour sa propre évolution créative, tandis que lui exigeait d’être le seul compositeur à la maison. Le cas de Pejačević est analogue : comment peut-on laisser dans l’oubli des lieder tellement expressifs et bien écrits ? Dans les Brettl-Lieder de Schönberg (Chansons du cabaret Überbrettl), écrits en 1902 mais publiés seulement après sa mort, le soprano va nous donner toute la mesure de son talent car elle y trouve une forme d’abandon, de lâcher prise dans l’ambiguïté, pour ne pas dire lascivité, de certains des textes comme cette savoureuse Gigerlette… Ensuite, cet Hollywooder Liederbuch de Eisler, si rarement présenté, sera un point fort car il exige des exécutants un degré suprême de concentration, la musique s’étalant par des bribes apparemment inconnexes. Concentration sera un des maîtres-mots de la soirée, une qualité que Tarragó partage avec cette extraordinaire pianiste qui est Victoria Guerrero. Il n’y a pas de véritable tradition de pianistes de « Lied » en Espagne car, si l’on fait exception de cette encyclopédie vivante qui fut Miguel Zanetti, dont la connaissance de la poésie hispanique et allemande était prodigieuse, les exemples de « vrais » liederistes sont ici peu fréquents. Cela fait d’autant plus plaisir d’écouter Guerrero (formée et lauréate en Allemagne et Autriche, il faut le dire) car elle semble dans un état de grâce permanent : en quelques notes, ou quelques mesures elle plante d’emblée le décor sonore et émotionnel d’un lied, cet ars subtilior dont le secret semblait exclusif de Gerald Moore et son cercle. Elle suggère des myriades de couleurs, des phrasés de la plus grande plasticité et souplesse en suspendant l’auditeur pour lui donner un détail ici, un accent là, un contre-chant ailleurs. Et cela, en parfaite symbiose avec la cantatrice : aucun heurt, aucun inconfort, cela se passe dans une espèce d’improvisation à deux où chacune stimule et convainc l’autre de telle ou telle autre nouvelle idée sans qu’on nous laisse entrevoir que tout cela serait le fruit d’un travail ou d’un effort quelconque… Deux chansons de Weill pointeront dans le bonheur la fin de cette magnifique soirée : Nanna’s Lied et Der Abschiedsbrief, suivies comme « bis » par cette céleste mélodie catalane de Frédéric Mompou :  Damunt de tu només les flors, où la cantatrice s’est permise, enfin, de s’exprimer dans sa chatoyante langue maternelle.

Mystérieux phénomène que cet appel aux émotions : nul ne sait l'expliquer, on le décrit difficilement. Mais si l'œuvre interprétée nous apparaît bien plus comme un agrégat de sensations corporelles et spirituelles que comme un art subtil de mathématique musicale qu'on ne peut dérober, nous trouverons ainsi l'Art dans toute sa splendeur. 

Schubertiada Barcelona, Palau de la Mùsica Catalana le 24 avril 2025

Xavier Rivera

Crédits photographiques : Anna Tena

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