Mitsuko Uchida à Bozar: la couleur du noir et blanc

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C’est d’un pas tranquille et avec une quiétude qui est la marque des grands maîtres que Mitsuko Uchida fit son entrée sur la scène de Bozar, ce 26 février 2025, dans une salle Henri Le Bœuf archi-comble. Ses lunettes d’écaille blanche, sa tenue noire, elle aussi égayée de blanc, évoquaient déjà en négatif le clavier sur lequel elle allait s’épancher. Au menu de la soirée, deux plats de consistance, entrecoupés d’un plat d’épices et d’un trou normand. Ce copieux programme fut ponctué de deux œuvres de théâtre musical qui ne figuraient pas à l’affiche: une suite de bagatelles pour téléphones portables de compositeurs anonymes et une pièce de musique concrète pour quintes de toux et un soupir d’un auteur inconnu.

En première partie, la pianiste anglo-japonaise s’attaqua au monstre beethovenien, dont elle s’est faite un indéfectible allié depuis des années. En l’occurrence, son choix s’était porté sur la 27e sonate en mi mineur, op. 90. Dans cette œuvre composée en 1814, dédiée au comte Moritz von Lichnowsky – qui venait d’épouser une actrice à l’issue d’une longue opposition de sa famille –, Beethoven aurait affirmé à Anton Felix Schindler avoir raconté l’histoire d’amour du jeune aristocrate. Il aurait eu l’intention d’intituler le premier mouvement “Kampf zwischen Kopf und Herz” (combat entre la tête et le cœur) et le deuxième “Conversation mit der Geliebten” (Conversation avec la bien-aimée). Quoi qu’il en soit de la véracité de cette anecdote, il règne dans cette sonate un réel dualisme qui dépasse la seule structure bipartite de la partition. Le premier mouvement hésite entre une idée assertive composée d’accords plaqués et un thème plus apaisé. Le second, d’un souffle lyrique, dont le thème principal ne cesse de vouloir s’affirmer, a l’allure d’une romance sans paroles.

Qu’elle ait ou non cherché à accréditer les propos de Schindler, Uchida donna de cette partition une lecture narrative, jouant sur les innombrables changements d’éclairage mis en œuvre dans ce mouvement au matériau éclaté, fait de thèmes fragmentés et de motifs plus contrastés les uns que les autres. Sa vision du premier mouvement fut aussi fidèle que possible aux prescriptions du compositeur: "Mit Lebhaftigkeit und durchaus mit Empfindung und Ausdruck" (avec vivacité et d’un bout à l’autre avec sentiment et expression). Ce sentiment et cette expression furent rendus par le biais de nombreux rubatos, une succession d’instants fugaces de tension et de détente, d’admonestations (la tête) et de rêverie (le cœur). Un récit clair-obscur captivant, truffé de suspensions, de pauses et de points d’orgue, d’interrogations en somme, reflet d’un monde intérieur auquel Beethoven nous a habitués. D’une charmante sérénité, le second mouvement, aux atours de chanson populaire, annonce déjà Schubert dans son caractère ainsi que dans l’accompagnement en doubles croches, que l’on retrouvera dans “Die schöne Müllerin”. Uchida se plia, à nouveau, à la lettre aux indications agogiques émaillant la partition: "sehr singbar" (très chantant), "subito piano", "dolce", "teneramente". Mieux encore, elle en rendit l’esprit au travers d’un sonorité poétique, sans pour autant relâcher le rythme fluide et entêtant du thème éthéré de ce rondo. 

C’est alors que d’aucuns jugèrent utile de servir quelques zakouskis. En dépit d’une annonce bilingue en début de concert invitant chaleureusement à désactiver les téléphones portables, plusieurs sonneries retentirent, jusqu’à ce que, au terme de ce Beethoven de haut vol et de la salve de "bravo !" bien mérités qui s’ensuivit, un quidam s'exclama: “Rangez vos GSM!”. Se croyant interpellée, la pianiste interrogea: “What did you say?”, avant de hausser les épaules et de scruter l’assemblée, visiblement désorientée. Le musée Magritte, situé une centaine de mètres plus loin, semblait soudain avoir changé d’adresse.

Armée cette fois de partitions, Uchida entama ensuite les trois Klavierstücke, op. 11 de Schoenberg. Dans les deux premières pièces de cette œuvre, l’auteur de Pierrot lunaire souhaitait exprimer une "couleur sombre et comprimée" qui, dans la seconde, se serait affirmée au moyen d’une basse de bourdon répétitive accompagnée par une mélodie tout aussi sombre. La troisième débute par un geste éruptif, interrompu par une phrase calme qui reviendra plus tard. Si ces Klavierstücke empruntent à la tradition romantique la forme tripartite dans les deux premières, la concision et le phrasé, adoptant plus particulièrement le procédé brahmsien de la variation développante, leur écriture chromatique renvoie davantage à Wagner (on a voulu voir dans la première pièce une relecture de Tristan). Le vocabulaire harmonique privilégie les intervalles de septième et de neuvième. Alors, s’agit-il d’une œuvre tonale ou atonale ? Les musicologues s’écharpent sur le sujet. Schoenberg s’y affranchit, en tout cas, des contraintes liées à la tonalité et affiche, au travers de traits rapides et fugaces, l’ambition d’une rupture avec le passé. La troisième pièce, très brillante, foisonnant d’idées et évitant pour ainsi dire toute forme de répétition, est la plus avancée du "cycle", ouvrant la voie au dodécaphonisme; la seule des trois à adopter un tempo rapide, elle est à mettre en parallèle avec les Pièces pour orchestre op. 16, achevées le 11 août de la même année 1909. 

Si Mitsuko Uchida s’acquitta sans peine de ces Klavierstücke au niveau technique, il leur manqua, selon nous, ce je-ne-sais-quoi qui fait d’une exécution techniquement excellente une interprétation faisant autorité. S’agissant des deux premières pièces, Schoenberg n’écrivit-il pas à Busoni, durant l’été 1909: "Elles ne sont pas particulièrement difficiles. Mais leur interprétation exige foi et conviction" ? C’est cette foi sans faille, cette intime conviction qui nous ont semblé faire quelque peu défaut sous les doigts d’Uchida, qui ne se promenait manifestement pas avant autant d’aisance et de liberté dans le cerveau de Schoenberg que dans ceux des deux autres Viennois de la soirée. 

Après la pause, l’annonce bilingue déjà entendue en première partie retentit à nouveau. La coda d’une bagatelle téléphonique amorcée avant la pause retentit peu après, auquel succéda un brouhaha au sein du public. 

Au terme d’une miniature intimiste de György Kurtág, Márta ligaturája, dont il n’y a pas grand-chose à dire sinon qu’Uchida en fit de la dentelle, la pianiste s’attaqua au second plat de résistance de la soirée, qui en constitua, sans l’ombre d’un doute, l’apothéose: la sonate n° 21 en si bémol majeur, D 960 de Franz Schubert. 

Mais auparavant, des interprètes répartis dans la salle poursuivirent, sempre crescendo, un “concerto pour tousseux” bien de saison, déjà entamé discretamente précédemment. La pianiste, visiblement irritée par ces nouveaux amuses bouches impromptus toussa à son tour ostensiblement, avant de hocher la tête en signe de désapprobation. Sans doute un programme consacré à Chopin (fauché par la tuberculose) aurait-il été plus indiqué. 

Place, donc, à la dernière sonate pour piano de Schubert. Elle forme, on le sait, une trilogie avec les sonates D 958 en ut mineur et D 959 en la majeur, composées dans le même temps. Toutes de larges dimensions, elles convoquent un piano exploitant tout l’ambitus du clavier, avec souvent trois registres expressifs simultanés, à la manière du lied. Achevée en 1828, un an après la mort de Beethoven, la sonate D 960 présente plus d’un trait commun avec la sonate n° 27 de ce dernier: la fluidité schubertienne, nous l’avons dit, est le reflet de celle qui anime déjà le second mouvement de la sonate beethovenienne; mais on retrouve également ici les irruptions soudaines de silences qui caractérisaient le premier mouvement de la sonate en ut mineur de l’auteur de Fidelio. Chez Schubert comme chez Beethoven, on constate, au crépuscule de leur existence, une même progression vers le dépouillement et la sérénité. 

Uchida sublima – et c’est un euphémisme – l’ultime sonate schubertienne ! Intelligence des phrasés, contrastes de l’articulation, justesse de ton; la pianiste imprima à cette œuvre à peu près tout ce qui fait d’un interprète un génial visionnaire. La fluidité du premier thème du premier mouvement, Molto moderato, d’un calme exquis et d’une finesse toute viennoise, exige de ne pas être interrompue. Elle ne le fut pas: le tendre legato fut maintenu, immuable, jusqu’à l’arrivée du second thème, en fa dièse mineur, complémentaire au premier. La pianiste accorda néanmoins toute l’attention nécessaire au trille récurrent sur le sol bémol à la main gauche qui, tel un lointain grondement de tonnerre, semble vouloir annoncer un cataclysme. Au cours du développement, Uchida rendit le climat orageux dans un saisissant effet de contrastes. Lorsque le thème viennois refit son apparition, minorisé et truffé de chromatismes, la pianiste en fit un collier de perles dans un triple piano d’une grande délicatesse. Le retour en force du thème en majeur, orné d’un contrechant magnifiquement ciselé à la main gauche, mit un terme en beauté à ce mouvement d’une infinie poésie. 

Que dire de l’Andante sostenuto qui suivit, sinon qu’il fut le moment fort de ce concert ? Optant pour un tempo langoureux, Mitsuko Uchida fit du premier thème de ce mouvement intérieur un véritable chant de l’âme, d’une douleur extrême. Comment ne pas souligner l’émouvante fébrilité qu’elle imprima à l’accompagnement rythmique en ostinato, bâti sur un do dièse répercuté sur quatre octaves, du grave au médium ? Fragile battement d’un cœur inquiet, d’une inexorable désolation. Plutôt que de rompre le sort en assénant le second thème en la majeur avec éclat, Uchida fit le choix on ne peut plus judicieux de l’aborder avec sérénité et retenue, toujours sur le ton de la confidence. Bouleversant. Courte pause, et retour da capo au thème initial en do dièse mineur, qui, après moult modulations, conclut de manière poignante en un radieux do dièse majeur. Dans la coda, Uchida nous mena au comble du ravissement, alanguissant toujours davantage le tempo. La mécanique du cœur affligé s’apaisa et se figea dans l’extase. 

Le scherzo en si bémol majeur fut, lui aussi, joué conformément aux exigences du compositeur, dans une volonté d’opposition et de détente par rapport au mouvement lent précédent: Allegro vivace con delicatezza, pianissimo. Plus sombre, le trio en mi bémol mineur, aux allures de Ländler, nous fut servi avec davantage de contrastes.

Quant au finale, Allegro ma non troppo, Uchida s’y attela avec dextérité et la remarquable fluidité aux deux mains qui caractérise son jeu, conférant au mouvement le caractère ludique qui lui sied. La fatigue s’y fit quelque peu sentir, menant à de légers accidents aussitôt balayés par la force de conviction de l’interprète, qui conclut de manière grandiose, en pleine puissance.

Une longue ovation debout salua cette étourdissante prestation, que Mitsuko Uchida accueillit avec humilité, semblant presque surprise. Tournant les talons, elle nous laissa avec nos émotions. 

Bruxelles, Bozar, 26 février 2025

Olivier Vrins

Crédits photographiques : Decca / Justin Pumfrey

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