Molière et Lully au fastueux Grand Divertissement de Versailles en 1668

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Jean-Baptiste Lully (1632-1687) : La Grotte de Versailles, églogue en musique sur un livret de Philippe Quinault ; George Dandin ou Le mari confondu, comédie en musique de Molière et Lully. Ensemble Marguerite Louise, direction : Gaétan Jarry. 2020. Livret en français, en anglais et en allemand. Textes chantés en français avec traduction en anglais et en allemand.78.43. Château de Versailles CVS027.

En plein règne d’un Roi Soleil âgé de trente ans, qui rayonne sur toute l’Europe, la conquête de la Franche-Comté, la victoire sur l’Espagne et le traité d’Aix-la-Chapelle sont l’occasion de célébrer ces événements avec faste et, dans la foulée, d’honorer les amours de moins en moins discrètes du souverain avec la marquise de Montespan. C’est à Colbert que Louis XIV confie l’organisation, pour le 18 juillet 1668, d’un Grand Divertissement royal de Versailles. Carlo Vigarani (1637-1713), ingénieur et intendant des plaisirs du monarque, Lully et Molière sont chargés de la partie festive. Si Versailles n’est pas encore le lieu de résidence principale de Louis XIV, il est cependant le théâtre de divertissements. On lira dans l’excellente notice de Thomas Lecomte le récit de cette mémorable soirée qui a mené la Cour à travers le parc, au long d’une promenade pleine d’éblouissements et de surprises

Pour l’occasion, Molière reprend et accommode le sujet de La Jalousie du barbouillé, la plus ancienne farce en prose de son répertoire, créée une vingtaine d’années auparavant. Il y ajoute des intermèdes pastoraux en vers, ce qui fait de l’œuvre initiale un mélange quelque peu hybride entre une action comique autour de l’infortune d’un riche paysan mal marié, dont l’épouse est infidèle, et des chansons où l’on retrouve pêle-mêle bergers, bergères, bateliers ou satyres. Cette sixième collaboration entre Lully et Molière se présente, entre comédie et pastorale, comme deux entités autonomes, reliées entre elles de manière artificielle, précise Thomas Lecomte. Lorsqu’elle est jouée, sans les intermèdes, au Théâtre du Palais-Royal le 9 novembre de la même année, la farce, qui a un côté moralisateu sinon tragique, n’obtient qu’un succès relatif. Elle fera néanmoins carrière à la Comédie-Française où elle compte largement plus de mille représentations. L’alternance des malheurs conjugaux de Dandin et des intermèdes, dont le texte attribué à Molière apparaît aujourd’hui d’une inventivité limitée, est donc au centre de cette fastueuse soirée versaillaise. Dans sa biographie consacrée à Lully, Jérôme de la Gorce écrit : Cette petite pastorale offrait toutefois bien peu de rapport avec la comédie de mœurs réaliste et grinçante à laquelle elle fut par la suite associée pour ne former, le jour de la fête, qu’un seul spectacle. (Jean-Baptiste Lully, Paris, Fayard, 2002, p. 505). Le 18 juillet 1668, tout le monde a été charmé, comme on peut le constater dans un compte rendu du temps repris dans la notice. On laissera le génie de Molière quelque peu de côté pour apprécier malgré tout ces dialogues amoureux sans consistance, mais ornés avec délicatesse et raffinement sur le plan musical, ces chansonnettes galantes bien à même de distraire la Cour, ainsi que les chœurs attrayants et les entrées de ballets. 

Cette première intégrale au disque des intermèdes, dont on avait pu entendre des extraits d’une bonne douzaine de minutes dans un double CD consacré notamment aux comédies-ballets de Lully/Molière par Les Musiciens du Louvre dirigés par Marc Minkowski (Erato, 1988, avec Isabelle Poulenard et Agnès Mellon), est bien enlevée par l’Ensemble Marguerite Louise, sous la direction dynamique et limpide de Gaétan Jarry. La chaleur des timbres, la souplesse du flux sonore, la verdeur des interventions instrumentales sont d’une esthétique qui fait mouche. Le bât blesse dans les parties chantées qui, détachées d’un contexte qui leur donnait peut-être, grâce à la présence de la comédie de Molière, une aura stylistique, tombent un peu à plat et finissent par n’intéresser que modérément l’auditeur. Les solistes ne sont pas vraiment en cause, ils proposent leurs airs avec finesse et conviction, mais ils manquent parfois de raviver la flamme qui devrait nous animer, d’autant plus que le lien avec le texte de la farce de Molière est proche de l’inexistence. On est néanmoins heureux de posséder une évocation de cette soirée qui complète la connaissance du travail Lully/Molière et que l’on peut considérer comme historique dans le domaine festif.

L’intitulé du CD met en valeur ce duo de stars, mais en se limitant à lui seul, il gomme les mérites de Philippe Quinault, auteur du livret de La Grotte de Versailles qui précède George Dandin sur le disque, après une pompeuse et très solennelle Marche pour les Gardes du Roy et un Prélude de trompettes et de violon en écho qui nous mettent d’emblée dans la noble atmosphère des réjouissances royales. Le poète et auteur dramatique Philippe Quinault (1635-1668), qui allait être le librettiste de Lully pour plusieurs opéras, a vécu sa première expérience avec le Surintendant de la Cour royale à cette occasion. Entre 1664 et 1666, on édifie à Versailles une grotte artificielle qui sera détruite vingt ans plus tard. On lira dans la notice les circonstances de cette construction et sa description ; il semble que cette églogue en musique, à la fois divertissement pastoral et ballet de cour, ait été créée le 3 novembre 1667, au retour de la campagne des Flandres. Apprécié, ce divertissement a connu d’autres exécutions, jusque dans les premières années du XVIIIe siècle, au prix de diverses adaptations privées du lieu original pour lequel La Grotte avait été conçue. Les chants d’oiseaux et les murmures des eaux accompagnent les chants d’amour et de victoire qui célèbrent le roi victorieux, qui se fera un plaisir de danser lui-même une entrée lors d’une reprise en 1668. L’acoustique de la grotte a sans doute mis bien en valeur le savant mélange entre instruments, les vaillantes trompettes comme les flûtes et les hautbois délicieux, qui sonnent avec beaucoup d’éclat autour des ravissants babillages poétiques et bucoliques des nymphes, bergers, pâtres qui chantent les joies de l’amour et les plaisirs de la jeunesse. On imagine aisément que la magie du lieu a magnifié une œuvre qui peut encore nous séduire par la qualité colorée de ses parties vocales. Comme pour George Dandin, Gaétan Jarry mène l’ensemble Marguerite Louise avec une verve digne d’éloges.

Voilà un bel objet discographique, joliment présenté, avec une documentation intéressante qui situe dans leur contexte ces divertissements qui n’ont sans doute plus le même impact de célébration de victoire qui lui a été attribué au XVIIe siècle, mais qui n’en demeurent pas moins un moment de l’histoire des fêtes versaillaises dont l’écho somptueux nous émerveille encore. L’enregistrement, effectué du 26 au 28 février 2020, a été réalisé dans les magnifiques Salles des Croisades néo-gothiques du Château Royal.

Note globale : 8

Jean Lacroix  

 

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