La voix de Dorothee Mields et la flûte de Stefan Temmingh pour Telemann
Georg Philipp Telemann (1681-1767) : Sonatine TWV 41:a4 pour flûte et basse continue ; Cantate « Du bist verflucht, o Schreckensstimme » TWV 1:385 ; Sonate en trio pour flûte, viole et basse continue TWV 42:d7 ; Cantate « Locke nur, Erde, mit schmeichelndem Reize » TWV 1:1069 ; Sonate en trio TWV 42:F3 pour flûte, basse de viole et basse continue ; Cantate « In gering und rauhen Schalen » TWV 1:941 ; Sonate en trio TWV 42:g9 pour flûte, viole et basse continue. Dorothee Mields, soprano ; Stefan Temmingh, flûte ; Daniel Rosin, violoncelle baroque ; Domen Marincic, viole et basse de viole ; Wiebke Weidanz, clavecin. 2020. Livret en anglais, en français et en allemand. Textes des cantates en allemand avec traduction en français et en anglais. 59.16. Accent ACC 24371.
Ce n’est pas tous les jours que l’on a l’occasion de lire une interview d’un créateur du passé. C’est pourtant le cas dans la notice de ce CD, où une conversation avec Telemann est menée de façon imaginaire par l’un des musiciens, le Slovène Domen Marincic, à partir de la correspondance, des préfaces et des autobiographies du compositeur. Cette initiative originale tourne autour de données familiales et biographiques, de la période de Magdebourg où Telemann est né, de son apprentissage contrarié, en partie autodidacte, de ses modèles musicaux, de l’époque de Leipzig où il étudie le droit et noue des contacts, mais aussi autour de son style, de sa fonction de maître de chapelle en Pologne, à Sorau et, bien sûr, autour des trios et cantates ici enregistrés. Un travail subtil, réalisé sur quatre pages dont nous laissons au lecteur le plaisir de la découverte.
Le présent programme propose une alternance entre des pages instrumentales au cours desquelles la flûte à bec se taille la part du lion, et trois cantates tirées du recueil de 72 cantates d’église des années 1725/1726, Harmonischer Gottesdienst. L’entretien virtuel montre que Telemann a été attiré par la musique polonaise et morave dans toute sa beauté barbare authentique et par les sonorités des joueurs de cornemuse ou de violon dans les auberges, qu’il a écrit des concertos et des trios selon cette manière, et a laissé aux interprètes la liberté d’une grande inventivité, notamment pour le tempo. Cette variété entre pièces souples, énergiques, expressives et nuancées, avec des couleurs chatoyantes et moments recueillis, entraîne l’auditeur dans un univers où la poésie tend la main au langage religieux. La cantate Du bist verflucht, o Schreckensstimme, texte d’auteur inconnu, est destinée au dimanche du Laetare, quatrième du Carême. Elle évoque la malédiction qui s’abat sur l’homme qui doit quitter le paradis après sa faute, avec un long récitatif mélancolique où il est question de l’inconscience des actes commis et de l’imploration au Sauveur. Les deux autres cantates, Locke nur, Erde, mit schmeichelndem Reize, texte de Michael Richey qui invite les croyants à éviter les plaisirs terrestres et à ne prendre pour seul exemple que la vie du Sauveur, et In gering und rauhen Schalen, texte de Matthäus Arnold Wilkens qui dénonce la vanité et exalte la bonté du Seigneur, contiennent des récitatifs plus courts, calés entre des airs équilibrés qui leur confèrent une atmosphère de gratitude.
Les interprètes sont à la hauteur du propos. Si elle ne néglige pas le répertoire contemporain, la soprano allemande Dorothee Mields (°1971), qui a fait son apprentissage à Essen, à Brême et à Stuttgart, s’est spécialisée dans la musique baroque. On la retrouve notamment dans de nombreux enregistrements de Stölzel, Erlebach, Schütz, Purcell, Pachelbel, Graupner, Carl Philipp Emmanuel Bach ou Jean-Sébastien Bach (avec le Collegium Vocale de Philippe Herreweghe). Quant à Stefan Temmingh (°1978), originaire d’Afrique du Sud, il est installé à Munich depuis 1998 ; il y a accompli sa formation ainsi qu’à Francfort. Il se partage lui aussi entre musique de notre temps et période baroque ; dans ce dernier domaine, il a gravé des disques autour de Corelli, Haendel, Vivaldi, Hasse ou Bach… Dans ce Telemann commun, chacune de leurs interventions est une merveille de complémentarité et de maîtrise. Avec sa voix au timbre superbe qui exprime aussi bien la douleur que l’émotion face au sacré, la cantatrice, dont la prononciation est d’une grande pureté, se joue des aigus comme des graves avec une facilité déconcertante. De son côté, la flûte tisse autour d’elle une toile légère, aux nuances virtuoses et éloquentes, dans une sonorité chaleureuse, attentive aux inflexions de la voix et à l’articulation entre l’instrument et la rhétorique exprimée. C’est fascinant, captivant et souvent même envoûtant. Les trois instrumentistes qui assurent le continuo sont dignes de tous les éloges. Réalisé du 26 au 28 février 2020 dans la Himmelfahrtskirche Sendling de Munich, cet enregistrement à la belle définition sonore est un très séduisant moment de musique baroque qui fait honneur au génie de Telemann.
Son : 10 Livret : 9 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix