Eloquence poursuit la réédition des Tchaïkovsky de Fistoulari : les années 1960
Piotr I. Tchaïkovsky (1840-1893) : Le Lac des cygnes, op. 20 (extraits). Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam / La Belle au Bois dormant, op. 66 (extraits) ; Casse-noisette, suite op. 71a ; Sérénade pour cordes en ut majeur, op. 48. Orchestre Symphonique de Londres. Anatole Fistoulari. Enrgmts 1961-62. Rééd. 2020. TT 153’09. Decca 482 9366
Le talent chorégraphique d’Anatole Fistoulari (1907-1995) se forgea précocement, dans la décennie 1930, notamment aux Ballets Russes de Monte-Carlo. Voilà quelques mois, Eloquence publiait deux double-albums rééditant trois ballets qu’il enregistra au début des années 1950 : le Casse-Noisette de juin 1951, La Belle au Bois dormant de juin 1952, avec l’Orchestre du Conservatoire ; le Lac des Cygnes de janvier 1951 avec le Symphonique de Londres. La toute récente fournée de cette collection (fondée par Cyrus Meher-Homji et John Derry voilà plus de vingt ans déjà) poursuit la compilation des enregistrements tchaikovskiens du chef russe. Un compositeur qu’il fréquentait de longue date puisqu’il dirigea la Pathétique à Kiev à l’âge de sept ans !
Là où les précédentes versions se présentaient comme abrégées ou remaniées, ici il s’agit d’anthologies assumées comme telles, qui interprétativement ne les doublonneront pas, tant l’approche du chef semble avoir encore muri, et tant diffère l’idiome des orchestres. C’est avec le Lac qu’on gagne le plus au change : la gestion hétérogène des tempi, quelques rythmes mal aiguisés, des pupitres parfois erratiques, plusieurs moments en panne d’inspiration trahissaient la mouture anglaise de 1951. Alors qu’en février 1961, le Concertgebouworkest d’Amsterdam resserre le drame sur une trame implacable. La netteté des accents, la foudroyante précision du phrasé nous valent des danses impétueuses, tendues à rompre. Et la phalange néerlandaise n’est jamais à court d’expressivité, depuis le hautbois de l’introduction jusqu’au sublime duo violon et violoncelle de l'Andante, épuré par Steven Staryk et Tibor de Machula. Sans parler du Finale incandescent, où l’onde se transforme en brasier. Trois quarts d’heure de la plus haute exigence, qu’Eloquence avait déjà diffusés en 2007 dans un CD bien bref (442 903 2) : à placer auprès de l’anthologie suprêmement élégante que Pierre Monteux grava à la même époque (1962), pour Philips également.
La Belle se voit elle aussi fermement empoignée dans l’enregistrement de janvier 1962 au Wembley Town Hall : mieux discipliné que la lecture, douce-amère et intensément suggestive, captée à la Maison de la Mutualité en 1952. Sans renoncer aux foucades. L’Introduction, où le fracassant thème de Carabosse précède les diaprures de la bienveillante Fée Aurore, révèle à elle seule l’ample spectre de caractérisation qu’impose Fistoulari. La coquetterie de la Valse (esquissée sur la pointe des pieds), le tranchant des archets dans la Polacca, le brio de la Danse russe, le Chat botté hirsute d’électricité, la dignité du sirupeux Adagio : tout confirme cette largeur de la vision, sans rien qui colle aux dents. Les friandises de la partition séduisent sans écœurer. Idem pour le Casse-Noisette et la Sérénade, dont les sessions datent de décembre 1962.
Toute la magie du conte de Noël est au rendez-vous, au travers de la Suite op. 71a en bonne et due forme (l’enregistrement de 1951 lui adjoignait quelques numéros piochés dans les Actes I et II). Du moins une magie ostensible, bien en chair : l’Ouverture n’est pas miniaturisée, la Marche bouillonne, s’impatiente, la Fée dragée ne se réduit pas à un ectoplasme, le Trepak vrombit sur les chapeaux de roue. La danse arabe, prise assez lentement, prend le temps d’exhaler ses suaves parfums d’Orient, au prix d’un rubato dolent et entêtant. La mutine danse chinoise souffle une brise bien coquine. La danse des mirlitons dose expertement les textures legato et staccato. La Valse des fleurs est jouée aussi précautionneusement qu’en 1951, le charme mélodique se dilue, mais quelle touchante émotion, quels trésors d’ambiance !
La Sérénade en ut majeur dispose d’un arsenal de cordes pulpeuses, fibreuses, charismatiques en diable. Après une introduction aussi âpre que langoureuse, l’interprétation de la Pezzo in forma di sonatina tend à surligner les contrastes (les double-croches de violoncelles, 2’50), sans se départir d’un capiteux romantisme. Dans l’Élégie, on ne s’étonnera point du torride arioso que le maestro, grand chef de fosse depuis son jeune âge (il dirigeait à l’opéra à douze ans !), inculque au poco più animato (1’54), lequel brûle les planches de son théâtre belcantiste. Quelle ardeur, quelles bouffées de passion ! Fistoulari ne précipite pas la Valse, dont il préserve le luxe guindé, surveillant l’articulation, permettant une écoute stratifiée de la section en si mineur (1’19). Idem pour le quatrième mouvement que la baguette façonne patiemment, en instillant une tension progressive : la chanson « Sous le vert pommier » (1’49) s’éveille avec une autorité revêche, le lyrique second thème (en mi bémol, 2’25) ne s’amollit pas, le fugato (4’31) s’enrage… L’intelligence des transitions, la lisibilité des tuilages, le geste fougueux signent une prestation exemplaire. On est heureux de retrouver ce qui constitue une des plus grisantes et vigoureuses incarnations de cet opus 48.
Pour les quatre œuvres au programme, la discographie abonde certes de références, mais les spectaculaires témoignages de Fistoulari s’inscrivent toujours au premier plan. Les partitions brillent de tous leurs feux. On ne manquera pas ce double-CD saturé de gourmandises, haut en couleurs, qui crève l’écran. Et servi par de sculpturales prises de son.
Christophe Steyne
Son : 10 – Livret : 10 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10