Pardon pour cette femme : « Fedora » d’Umberto Giordano à La Scala de Milan

par

A La Scala de Milan, une mise en scène judicieuse, superbement servie vocalement et musicalement, permet à la Fedora d’Umberto Giordano de révéler et de déployer toute sa splendeur méconnue.

D’Umberto Giordano (1867-1948), on connaît son Andrea Chénier. Fedora est plus rarement à l’affiche alors que, lors de sa création en novembre 1898, il a valu au jeune Enrico Caruso son premier triomphe et que Maria Callas a ressuscité/magnifié toute la richesse vocale et humaine de son héroïne à La Scala en 1956. 

Le synopsis ne manque pas d’intérêt : on a même pu considérer Fedora comme un « opéra-policier » ! Ce qui apparaît d’abord comme la vengeance légitime d’une femme, Fedora, dont on a assassiné le fiancé, va peu à peu laisser découvrir la complexité de la situation. Le coupable vite connu, Loris Ipanov, l’est-il vraiment ? Comment Fedora va-t-elle réussir à le séduire pour le punir ? Il y aura aussi de terribles effets collatéraux négatifs pour la mère et le frère de Loris. La victime n’est-elle pas alors devenue coupable ? Obtiendra-t-elle « le pardon pour cette femme » qui a tout causé… c’est-à-dire elle-même ? A quel prix ? Voilà qui tient en haleine !

Mais il est vrai que Fedora n’a pas l’unité fulgurante des œuvres-clés du répertoire lyrique, ni dans la structuration de son intrigue ni dans sa partition, qui donnent parfois l’impression de pièces emboîtées plutôt que d’épisodes conjugués et multipliés. Ceci étant dit, ses atmosphères musicales, particularisées, typées, sont chaque fois bienvenues ; elles ont leur part dans l’installation d’un climat d’ensemble qui subjugue de plus en plus le spectateur. Ainsi, par exemple, l’intervention d’un pianiste à l’acte II pour accompagner un duo important, le chant d’allure montagnarde du petit Savoyard à l’acte III, les assez longs intermèdes musicaux laissant au spectateur un temps de prise de conscience de ce qui vient de se jouer et des conséquences à venir. Quant à l’acte III, l’acte de la résolution de la tragédie, il est d’une intensité incroyable, bouleversante.

Musicalement et vocalement, cette production de La Scala est une fête. Marco Armiliato, avec l’Orchestre et le Chœur de La Scala, confère toute leur portée aux épisodes instrumentaux et accompagne, soutient, stimule, exalte les solistes. Sonya Yoncheva s’impose dans le rôle de Fedora, dans son inexorable chemin « de croix » (cette croix sur laquelle elle a juré de se venger de celui qui est/qu’elle croit être le coupable). Quelle puissance expressive dans sa voix incandescente, et comme elle nous émeut dans ses cris/son chant final désespéré. Elle est Fedora. Fabio Sartori, lui aussi, habite son rôle, si convaincant dans l’évolution vocale de son personnage, passant d’une certaine légèreté amoureuse au déferlement d’une vengeance sans appel, avant de comprendre et d’admettre ce qui s’est réellement passé, avant de « pardonner cette femme ». Quelles belles incarnations de leurs rôles également pour Serena Gamberoni en Comtesse Olga Sukarev, qui chantera même savoureusement à bicyclette à l’acte III, et George Petean en De Siriex. 

Et tout cela convainc grâce à la mise en scène de Mario Martone. Fedora est souvent considérée comme une œuvre naturaliste, vériste, pour laquelle il faudrait multiplier les effets de réel. C’est un peu de la sorte que Mario Martone traite l’acte I avec sa reconstitution de l’appartement du riche Comte fiancé de Fédora. Mais très vite ensuite, il opte pour une vision dé-naturaliste de la mise en scène. Ainsi, pour les scènes parisiennes de l’acte II, il a eu la bonne idée de reproduire la réalité et les atmosphères des tableaux du peintre surréaliste belge Magritte avec ses apparitions étonnantes, les mystères de ses figures. Un choix excellent dans la mesure où le mystère de ces apparitions, le sens qu’on peut leur donner, correspond à un récit où ce qui était évident le devient de moins en moins, où les êtres se révèlent plus complexes qu’on ne le croyait spontanément.

Pour l’acte III montagnard, c’est aussi une montagne stylisée, « encadrée », qui constitue le décor des affrontements tragiques. Quelle intensité finale ensuite quand sur le plateau, il n’y a plus qu’un divan rouge, et deux personnages en noir qui s’affrontent dans un espace de ténèbres. C’est si intensément beau.

Oui, Fedora réjouit ainsi servie. De plus, le hasard faisant bien les choses, nous pourrons en découvrir une autre production, mais encore avec Sonya Yancheva et le maestro Armiliato, « en direct du MET », dans les cinémas du groupe Kinépolis le 14 janvier prochain.

Stéphane Gilbart

Milan, Teatro alla Scala, le 24 octobre 2022 

Crédits photographiques : Brescia e Amisano – Teatro alla Scala



Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.