A Vérone, Zeffirelli toujours en tête d’affiche 

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Pour sa 99e édition, le Festival des Arènes de Vérone renoue avec la dimension spectaculaire qui a fait sa gloire en reprenant quatre des productions de Franco Zeffirelli. La saison 2022 s’est donc ouverte avec Carmen dont il avait présenté une première réalisation en juillet 1995, reprise six fois et remaniée en 2009. Aujourd’hui, divers cartons de la version originale non utilisés sont élaborés afin d’enrichir le coup d’œil sur la place de Séville et le paysage montagneux du troisième acte. Stefano Trespidi, proche collaborateur du régisseur disparu en juin 2019, se soucie en premier lieu de la fluidité de l’action en réduisant à une vingtaine de minutes tout changement de tableau, alors qu’est déployée, à l’avant-scène, une série de paravents de tulle coloré à la tzigane. 

Dès les premières mesures de l’Ouverture, interviennent les danseurs de la Compagnie Antonio Gades qui occupent les deux avant-scènes latérales en imposant leur présence jusqu’à la fin de la Habanera pour reparaître ensuite dans la taverne de Lilas Pastia puis exhiber un fandango sans accompagnement musical pour meubler la transition au dernier acte. Pour dynamiser l’action du tableau initial, l’on ne lésine pas sur les moyens car déambulent près de trois cents figurants et choristes revêtant les magnifiques costumes conçus par Anna Anni, jouant sur le jaune et bleu pour les uniformes de la garde descendante, le gris sombre pour les marchands, le blanc verdâtre pour les cigarières et leurs soupirants, tandis que les teintes vives sont réservées aux premiers plans. Au cœur de cette foule bigarrée, deux ou trois ânes, et une calèche où se cache Micaëla ouvrent le chemin qu’emprunteront, au quatrième acte, les coursiers caparaçonnés des quadrilles de la corrida. Même si est frisée l’exagération par cette multitude de comparses peuplant l’auberge ou le refuge des contrebandiers, le regard du spectateur tente néanmoins de se concentrer sur les ressorts dramatiques de l’action habilement ficelée.

Quant à la partition géniale de Georges Bizet, elle est mise en valeur par la direction de Marco Armiliato qui, sciemment, opte pour la version originale française avec les récitatifs chantés concoctés par Ernest Guiraud, tout en sachant mettre ensemble les éléments épars d’un si vaste plateau et en évitant tout décalage, ce qui tient de la prouesse. Il faut saluer aussi la remarquable cohésion du Coro dell’Arena, soigneusement préparé par Ulisse Trabacchini. La distribution vocale est dominée par la Carmen d’Elina Garanca qui, pour les soirs des 11 et 14 août, succède à Clémentine Margaine et à J’Nai Bridges. Usant d’une diction parfaite, sa bohémienne est la véritable bête de scène qui se joue de l’existence avec panache, tout en raillant par de sarcastiques ‘taratata’ son amant à peine sorti de prison puis en osant affronter un destin adverse avec un aplomb invraisemblable. Ne lui cède en rien le José du ténor américain Brian Jadge qui est en mesure de conclure « La fleur que tu m’avais jetée » sur un pianissimo soutenu, alors que son personnage est aussi touchant que sa fin tragique est pitoyable. Claudio Sgura compte sur la brillance de l’aigu délibérément tenu pour donner consistance à son Escamillo, bellâtre bien fruste. Maria Teresa Leva s’ingénie à camper une Micaëla qui gomme la connotation ‘oie blanche’ du rôle pour assumer la légitimité d’un grand lyrique à l’indéniable musicalité. Le plateau est complété adroitement par Daniela Cappiello et Sofia Koberidze, pimpantes Frasquita et Mercédès, Nicolò Ceriani et Carlo Bosi, sardoniques Dancairo et Remendado, et Gabriele Sagona et Biagio Pizzuti, Zuniga et Moralès engoncés dans leurs uniformes.

A cette production gigantesque, les milliers de spectateurs amassés dans les Arènes réservent le même succès tapageur qui avait salué, le soir du 13 août, la reprise de la Turandot conçue en juin 2010 par Franco Zeffirelli. L’ayant déjà évoquée pour ‘Crescendo’ en juillet 2017, il me faut mentionner, en quelques lignes, l’habileté du décor consistant en un mur d’enceinte énorme devant lequel la foule se pressera pour observer de loin le supplice du Prince de Perse, avant de céder la place au pavillon en paravents suscitant les émois nostalgiques des ministres Ping, Pang et Pong. Le clou du spectacle sera le moment où la muraille basculera pour faire apparaître la pagode impériale, ruisselante de mille feux. A nouveau, les costumes d’Emi Wada jouent sur l’harmonie des coloris qu’engloutiront les éclairages de Paolo Mazzon figeant l’ondoiement des masses à l’apparition de la lune blanche puis nimbant d’un épais mystère le début du troisième acte avec ses corps rampants, alors que « nessun dorma ». Par rapport à la Carmen décrite précédemment, la mise en scène frappe par la lisibilité de la trame proprement dite. 

Dans la fosse d’orchestre, Francesco Ivan Ciampa impose une cohérence rythmique dont étaient dépourvues ses précédentes lectures de La Traviata et d’Aida, sans affadir l’éclat de l’orchestration puccinienne. Sur scène, la soprano ukrainienne Oksana Dyka affronte avec une témérité sans faille le rôle écrasant de Turandot, en claironnant ses aigus, tout en s’investissant dans un personnage dont elle traduit l’évolution vers une dimension humaine insoupçonnée. Tout aussi impressionnant s’avère le ténor Samuele Simoncini, remplaçant au pied levé son collègue turc Murat Karahan, qui campe avec intrépidité Calaf en dardant ses si bémol, si naturels et contre-ut que nombre de ses illustres confrères du ‘star system’ pourraient lui envier. La Liù de Ruth Inestia peine à trouver ses marques tout au long d’un premier acte où le timbre n’a aucune consistance ; mais elle finit par produire d’émouvants accents dans sa scène finale. Par contre, la basse Riccardo Fassi a la grandeur statuaire du vieux Timur, grandeur qu’il partage avec le Mandarin de Youngjun Park et l’empereur Altoum de Carlo Bosi. Remarquable d’équilibre vocal, le trio Ping- Pang- Pong confié à Gëzim Myshketa, Riccardo Rados et Matteo Mezzaro. Quant au Chœur, il est de parfaite tenue, comme dans la production de Carmen

En résumé, deux réussites en accord avec la splendeur des conceptions scéniques !

Paul-André Demierre

Carmen, le 14 août 2022

Turandot, le 13 août 2022

Crédits photographiques : Arena di Verona 99° Opera Festival 2022 - Foto Ennevi

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