Pénultième escale dans l’intégrale des messes de Josquin par Métamorphoses

par

Josquin & Bruxelles. Josquin Desprez (c1440-1521) : Messe Faysant regretz ; Messe Sine Nomine. Ensembles Métamorphoses, dir Juliette de Massy. Corinne Bahuaud, mezzo. Léo Fernique, contre-ténor. Clément Debieuvre, Vincent Lièvre-Picard, Marcio Soarès-Holanda, hautes-contre. Fabrice Foison, ténor. Enrico Bava, Philippe Roche, basses. Livret en français et anglais. Pas de livret des paroles chantées. Septembre 2020. TT 53’09. Éditions de l’Homme Armé AR RE-SE 2021-1

Après un huitième volume centré sur l’aire milanaise, le pénultième jalon de l’intégrale des messes de Josquin entreprise par cette équipe nous mène à Bruxelles. Ou plus exactement à la Cour de Malines d’où rayonnaient les manuscrits enluminés par Petrus Alamire, incluant des œuvres d’Heinrich Isaac, Johannes Ockeghem, Adrian Willaert… et bien sûr Josquin Desprez qui avait pris retraite à Condé-sur-l’Escaut où il fut prébendé en 1504 comme prévôt de l’église Notre-Dame. Le livret évoque la thèse que la Missa Faysant regretz ferait allusion à Marguerite d’Autriche, régnant alors sur les provinces du Nord : l’omniprésent motif fa-ré-mi-ré, tiré d’un rondeau de Walter Frye et qui sous diverses translations et combinaisons résonne plus de trois cents fois dans les cinq parties de l’Ordinaire, signerait en sogetto cavato le prénom de la régente. Écrite durant la même période de maturité, la Missa Sine Nomine ne se fonde en revanche sur aucun substrat préexistant, comme le suggère son épithète, et si l’on excepte l’autocitation de Nymphes des Bois, déploration en hommage à Ockeghem. L’absence d’unité mélodique est contrebalancée par une virtuose structure contrapuntique qui accumule dix-sept canons et magnifie l’invention spéculative, à l’instar de la Missa ad fugam (précisons toutefois que la paternité en est contestée) laquelle autorise le rapprochement entre ces œuvres, couplées par exemple sur le CD des Tallis Scholars (Gimell, 2008). Sans que les deux messes au programme comptent parmi les plus enregistrées, la Faysant regretz jouit d’une représentation moins désertée, sous domination anglaise : The Clerk’s Group d’Edward Wickham (ASV, 2002), les troupes de Peter Philips (bouclant là leur intégrale dans un album de 2020) et le fondamental vinyle du Medieval Ensemble de Peter et Timothy Davies, capté pour L’Oiseau Lyre en janvier 1984.

Comme dans les précédentes parutions, on retrouve dans le fascicule une conversation, compassée, avec le compositeur : elle nous révèle que Maurice Bourbon, directeur artistique du projet et en l’occurrence absorbé par les tâches de production, n’a pu superviser les sessions. Dont il s’est montré fort satisfait, légitimement. Juliette de Massy indique avoir pu mener un travail approfondi lors de ces séances en Lozère, tant pour l’architecture que les affects associés à la musique. Comme le souligne Maurice Bourbon, une attention particulière sur l’intonation laisse la pureté de l’harmonie imprégner les lignes polyphoniques, dans un jeu troublant de rencontres, de résonances ou de prémonitions. On admirera ainsi les couleurs déroutantes de l’Agnus Dei en plage 5.

Mais c’est plus encore la capacité (voire cette facilité) de faire jaillir l’émotion qui rend si précieuse l’interprétation de Métamorphoses. La caractérisation des timbres, leur chaleur, la densité vocale, la générosité du chant rappellent la charpente d’A Sei Voci dans le même répertoire. L’enthousiasme ne se dépare pourtant pas de la nécessaire magie des suspensions, ainsi plage 8 pour le Et incarnatus (2'16). En son ampleur, la découpe ne prodigue peut-être pas en tout point le degré de finition des émérites phalanges d’Outre-Manche. L’on doit néanmoins admettre que, malgré la réverbération de l’église de Javols, malgré le rythme aiguisé des frères Davies dans la Faysant regretz, le tactus se montre souvent plus impérieux que celui des Tallis, ainsi dans les deux Credo respectifs : un volontarisme qui imprime sa marque. Et qui ne subit aucune pesanteur grâce à des ombres profondes mais nettes (Enrico Bava, Philippe Roche). On sent même une certaine impatience qui ne comblera pas les amateurs de solennité et de décantations séraphiques, mais confère une singulière urgence à la déclamation : un dynamisme qui, au risque d’une justesse parfois évasive, était celui du Proscenium de Jacques Feuillie (Cybelia, avril 1990). Au-delà de l’expertise rhétorique, le dernier Josquin ne sacrifie rien à l’éloquence, et c’est cet ardent relief qui semble avoir motivé l’équipe réunie autour de Juliette de Massy : une alliance de ferveur, de maîtrise (il en faut pour préserver l’intelligibilité de la redoutable facture canonique de la Sine Nomine) et surtout de charisme qui ainsi conjointe nous manquait dans la discographie de ces deux opus. On attendait depuis longtemps leur moelle, la voici.

Son : 9,5 – Livret : 9,5 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 

 

 

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