Coup d’éclat de l’Orchestre National de Lille dans la Septième de Mahler
Gustav Mahler (1860-1911) : Symphonie no 7 en mi mineur. Alexandre Bloch, Orchestre National de Lille. 2019. Livret en français, anglais, allemand. TT 74’16. Alpha 592
En août 1990, lors d’une entrevue accordée au magazine Gramophone, Zubin Mehta concédait qu’il s’agit d’une des pièces les plus rudes pour un orchestre. « Dans le premier mouvement, les musiciens n’ont pas idée du moment où ils se situent : quand ils ont joué le troisième thème de l’introduction, ils pensent qu’on se trouve déjà dans le Développement ! Honnêtement, je suis effrayé par la Septième ». Trente ans après, « elle passe encore généralement pour une énigme ou un rébus, comme s’il y avait une clef à trouver pour démêler son mystère » estime dans le livret Anna Stoll Knecht, auteur d’un complet ouvrage sur l’œuvre (Oxford University Press, 2019). Toujours est-il que le corpus mahlérien, dans un inexorable processus amorcé depuis les années 1960, s’est démocratisé, conquérant le public mélomane et s’inscrivant au répertoire de la plupart des formations symphoniques, internationales ou de classe plus modeste.
Avec son orchestre lillois qu’il dirigea pendant quatre décennies, Jean-Claude Casadesus enregistra quatre des dix symphonies chez Forlane (1986-1991). Renouant avec l’ambition mahlérienne de son prédécesseur, Alexandre Bloch s’est aventuré en 2019, à la moitié de son mandat démarré en 2016, dans une intégrale en salle qui a culminé avec la Neuvième en janvier dernier. Cette gageure a révélé un tempérament si ce n’est téméraire, du moins tenace et charismatique, porté par une méritoire envie de vulgarisation. Voyez par exemple l’amusante vidéo Que se passe-t-il dans la tête du Chef d'Orchestre ?, qui divulgue quelques références plus ou moins authentiques sur l’inspiration du compositeur autrichien, ou des astuces mnémotechniques : Ah vous dirai-je maman, God save the Queen, et même le djingle des magasins Intermarché ! Le présent disque fait écho à ces concerts-marathon et, malgré quelques réserves, l’on ne peut cacher la flagrante réussite de ce CD, magnifié par une captation phonogénique, qui mérite d’actualiser la discographie. Et on l’affirme sans aucune complaisance de clocher.
Introduction volontariste, plus contrastée que mystérieuse : Alexandre Bloch évacue cette part d’errance et d’indécision qui baigne la fantasmagorie. L’Exposition (3’20) embraye sur un galop nettement propulsé où, là encore, le chef signalise avec force (les titubations syncopées à 3’49), quitte à ne pas s’appesantir sur le lyrique second sujet en ut majeur (4’42). Délicate alchimie que le Développement, en particulier cette élévation mystique auréolée par le si bémol des violons (9’02), ici un peu trop ténu pour illuminer ce havre surnaturel. Le volet en si majeur (11’43) qu’instille la harpe suscite la magie attendue, même si d’autres baguettes sont allées plus haut dans ces contrées célestes. La Récapitulation nous vaut un savoureux dialogue (13’32) entre le trombone et le tenorhorn de Lilian Meurin (et non Heurin, coquille page 5 du livret), dilatant le coma engourdi. Le retour du premier thème culmine sur un Grandioso (16’00) sèchement dessiné. La radieuse métamorphose en sol majeur du second thème (17’34) montre comment Alexandre Bloch sait conjoindre la subtilité de l’éclairage et la mobilité sous-jacente. On peut vanter aussi sa gestion du tempo, quand le galop (18’40) se trouve freiné pour faire rayonner une sombre émotion (19’44) là où d’ordinaire on souligne plutôt une exaltation contrariée. La Coda (20’21), précédée par une stridence de trompette qui atteste la maîtrise des pupitres lillois, conclut avec une autorité typique de cette interprétation.
Les cornistes installent avec conviction le tableau de la Nachtmusik, patrouille au crépuscule d’après une toile de Rembrandt, dont la marche (1’23) en revanche s’amorce un peu mollement avant que les cordes ne prennent le relai, remotivant une fière progression de la milice. Le tempo choisi s’avère particulièrement allant. Certains accents surinvestis (2’44) semblent un péché mignon du maestro qui ne prend pas toujours ses distances avec le trivial, un ingrédient difficile à doser dans l’univers mahlérien. Toutefois, c’est une main légère qui façonne le premier Trio en la bémol majeur (3’30), où les violoncellistes s’envolent gracieusement, puis cisèle le premier Interlude (5’07) et le second Trio (7’02) en fa mineur, lequel ne s’abandonne pas au sentimentalisme. Néanmoins la plainte en ut mineur des violoncelles (8’16) exagère peut-être le molto espressivo qu’on dirait flatté par les micros. En chemin on aura noté la précision des traits (mesure 187, 8’07-8’11) qui dégringolent vertigineusement des archets, en doubles et triples croches. Rien que dans ces quelques secondes, on avoue que les cordes du Nouveau Siècle jouent dans la cour des grands. La cohorte de notables et lansquenets se remobilise ensuite avec une lisibilité (incontestable atout de cette version) qui ne corrompt pas les zestes de cocasserie et d’étrangeté.
Lisibilité encore pour le Schattenhaft, sorte de valse viennoise transplantée dans un décor de cauchemar, même si la claudication initiale n’est pas très audible, et même si la plainte des flûtes et hautbois (0’40) devrait se faire plus grinçante. Le Trio en ré majeur (3’12) mériterait aussi qu’on valorise le changement d’humeur, dans ce Scherzo qui s’anime justement de ces dialectiques d’ombre et de lumière. D’autres approches, plus insidieusement caustiques, sont possibles ; en tout cas, la caricature est somptueusement servie par un orchestre plantureux et vraiment virtuose, dont l’emphase rappelle (osons le compliment) celui de Chicago sous la conduite de Claudio Abbado (Deutsche Gramophon). Le meilleur compromis entre opulence et satire demeure Georg Solti, idéal dans cet exercice d’expressionnisme au vitriol, avec la même phalange américaine (Decca).
Arnold Schönberg admirait la transparence chambriste de la Sérénade que Bloch fait entendre comme une abstraite étude de texture, comme refusant l’implication émotionnelle de cet Andante amoroso. Tendu sans s’alanguir, cette page de noble galanterie apparaît alors tel un intermède survolé, traduit en surface. Les séquences s’enchainent mais les marqueurs structurels sont émoussés (le tuilage de scansions qui amène le Développement à 2’50), le Trio rendu anodin (5’06), la sombre transition en mi bémol mineur (5’55) dépourvue de nécessité. Les jeux de timbres séduisent (ainsi la section en la bémol à 3’33, choyée par la mandoline de Flavien Soyer), au risque d’éconduire le contenu et son évocation. Déception donc, pour cette quatrième partie où le cœur aurait dû battre sous cette façade de modernité.
L’architecture racolée et racoleuse du Finale, son pompiérisme, sont aussi complexes à comprendre (de nombreuses thèses circulent pour expliquer cette kermesse hédoniste) qu’à exécuter avec la clarté polyphonique requise. C’est en général le lieu où les chefs s’adonnent à la liesse échevelée. Bien rares ceux qui, à l’instar de Václav Neumann à Leipzig (Eterna, mai 1968), canalisent le gabarit et classicisent le ton de cette musique de foire. Eh bien le jeune maestro suit la même voie, celle de l’humilité et de la sobre efficacité, mais sur un tempo plus moteur. Alexandre Bloch tend les six éléments de l’introduction sur la même trame intégratrice, d’où se dégage improbablement une pudique émotion. L’allusion à la valse de La Veuve Joyeuse de Franz Lehar (1’36) se diligente alors sans hiatus ni fléchissement. On apprécie la discrétion des cuivres lillois (2’22) dans la section émanée des Meistersinger de Wagner, la souplesse des violons (2’40) dans le clin d’œil à L’Enlèvement au Sérail de Mozart. L’écheveau est magnifiquement tissé, par un art de la métamorphose des plus habiles, réussissant une cohésion là où la partition s’ingénie à l’hétéroclite. Le marcato, les allégeances au menuet, tout cela coule avec aisance, jusqu’à l’explosion de la ritournelle (7’54) qui caracole gaiement. Les foucades s’exercent en toute intelligence. Par exemple, l’étonnant empressement qu’Alexandre Bloch accorde à la résurgence de l’épisode emprunté à Lehar (9’10) fait bien sentir comment Mahler exténue son matériau thématique. Ironique miroir d’un monde insouciant, qui trépigne sur les parquets de sa décadence, et que Ravel dynamitera dans La Valse. L’orchestre nordiste ne désarme pas face à cette exigence de vélocité ! En revanche, la sixième et glorieuse occurrence du refrain (10’10) manque un peu de solennité, dommage. Au demeurant, le panache d’une interprétation si flexible est de concilier une intensité et une variété sans grandiloquence.
On ne répudiera pas nos favoris d’hier (Solti, Neumann, Bernstein, Levine, Abbado…) mais globalement, hormis notre déception pour la seconde Nachtmusik, cet enregistrement procure une excellente surprise. Par son ardeur, sa logique plus intuitive qu’analytique, et son affect bien dosé. On ne sait dans quelle mesure il résulte d’une profonde immersion dans ce difficile opus, mais même faute d’épuiser toutes les questions scrutées par les prestigieux ainés, il apporte de convaincantes solutions. Les réponses sont testées d’instinct, les pièges contournés par adresse. L’enthousiasme du chef et de ses troupes renouvelées fait le reste. « On doit croire en Mahler, s’y soumettre en entier, pour être capable de jouer sa musique » confiait Klaus Tennstedt. C’est le cas ici, manifestement. Bravo.
Son : 10 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9
Christophe Steyne