Le néo-classicisme de Saint-Saëns assumé par le Quatuor Tchalik 

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Camille Saint-Saëns (1835-1921) : Quatuors à cordes n°1 en mi mineur op. 112 et n° 2 en sol majeur op. 153. Quatuor Tchalik. 2021. Notice en français, en anglais et en allemand. 56.13. Alkonost ALK007.

Dans une lettre envoyée d’Houffalize le 27 août 1899, Eugène Ysaÿe écrit à Saint-Saëns : Tous les musiciens s’étonnaient et regrettaient de ne point avoir de vous un quatuor à cordes à interpréter, et que votre religieuse admiration pour les chefs-d’oeuvre existants dans ce domaine vous fît hésiter à aborder le seul genre que vous n’ayez pas doté d’œuvres admirables. Aujourd’hui, sans connaître ce quatuor, je suis bien convaincu que l’enthousiaste accueil qui lui est réservé vous engagera à en écrire une série qui sera le digne couronnement de votre oeuvre et parachèvera un des plus beaux monuments musicaux de ce siècle. Cette missive d’Ysaÿe figure dans le volume Lettres de compositeurs à Camille Saint-Saëns (Lyon, Symétrie, 2009, p. 636). Elle fait suite à l’annonce reçue par le maître belge de la dédicace que le compositeur de la Danse macabre lui fait de son premier quatuor, écrit à l’approche de ses 64 ans. Comme ce courrier le laisse entendre, le compositeur, qui a cependant derrière lui sonates, quintette, trio ou quatuor avec piano, longtemps impressionné par le corpus beethovenien, a attendu d’atteindre un âge avancé pour se lancer dans l’aventure d’un quatuor, écrit lors d’un séjour dans les Canaries pour raison de santé. La partition est créée à Paris, à la fin de cette même année 1899, par un ensemble dont fait partie Jacques Thibaud, et elle est unanimement appréciée. Si Saint-Saëns s’est enfin décidé, il attendra encore près de deux décennies avant de se lancer en 1918 dans l’écriture du Quatuor n° 2, dont la substance résolument néo-classique sera moins appréciée. 

Le Quatuor Tchalik, que nous avons salué chaleureusement lors de la sortie, pour le même label, de pages enthousiastes de musique de chambre de Reynaldo Hahn (notre article du 24 décembre 2020), a donné son premier concert en 2013. Il est constitué de membres d’une même famille franco-russe : Gabriel et Louise au violon, Sarah à l’alto et Marc au violoncelle, dont la discographie, variée, comprend aussi les noms de Tishchenko, Respighi, Ravel, Escaich ou César Franck. On découvrira dans la notice de facétieuses caricatures des quatre interprètes, signées par Anna Komaromi. Elles s’ajoutent, comme des clins d’œil en miroir, à quelques dessins satiriques sur le compositeur, que l’on trouvait déjà dans le délicieux volume Croquer Saint-Saëns de Stéphane Leteuré (Actes Sud/Palazzetto Bru Zane, 2021). 

Le Quatuor Tchalik propose des deux partitions de Saint-Saëns une version digne de la commémoration des cent ans de la disparition du compositeur. L’engagement et la ferveur en sont les atouts principaux, le sceau de la complicité et de la connivence familiale venant les compléter. Dans le Quatuor n° 1, l’expressivité domine un parcours que l’on peut qualifier de simple et dépouillé. L’introduction en sourdine fait bientôt place à un discours animé et ornementé, avant un Scherzo qui prend sa source dans un air populaire breton, avec des variations syncopées. D’une beauté sensible, ce mouvement précède un Molto adagio qui distille tendresse et effusions, alors que l’Allegro non troppo final, en forme de rondo-sonate, se lance dans une fantaisie cyclique brillamment conclue. La sonorité des Tchalik se déploie dans un climat qui met en valeur les réminiscences nourries du respect profond que le maître de Bonn inspirait à Saint-Saëns, mais le compositeur, comme le souligne la notice de Fabien Guilloux, ouvre à sa manière une autre voie originale lui permettant de se défaire de l’emprise beethovénienne et de se démarquer nettement des orientations de l’école franckiste. Avec les Tchalik, pas de concession pour un regard vers le passé, mais une avancée significative par le biais d’une démarche collective qui laisse au premier violon l’importance de la place qui lui est dévolue. Superbe version, sans fioritures, et habitée de bout en bout. 

Peut-on considérer le Quatuor n° 2, signé entre avril et août 1918 par un compositeur qui va atteindre bientôt ses 83 ans, comme une sorte de testament chambriste ? La mélancolie que l’on y décèle, tout comme les souvenirs joyeux, voire même gracieux, d’une existence bien remplie, qui parcourent l’Allegretto con moto final (la partition est en trois mouvements), peuvent inciter à suggérer une telle hypothèse. Ici tout est clarté et surtout, intemporalité. Des commentateurs n’ont pas manqué de souligner une esthétique qui rejoint les maîtres du XVIIIe siècle, notamment celle de Haydn. Le Molto adagio central navigue entre couleurs tamisées et modulations délicates. Le climat d’ensemble est surprenant lorsqu’on le situe dans le contexte qui précède les années 1920, qui vont être de plus plus bousculées par de nouvelles pistes esthétiques, mais il est difficile de résister à la beauté plastique et à la séduction de cette partition d’un créateur hyperdoué en fin de vie, qui ne renie rien de son approche néo-classique. On découvre en fin de notice un extrait d’un texte de Marcel Proust qui date de 1895 et est tiré de ses Figures parisiennes. Nous laissons au mélomane le plaisir de découvrir ces lignes qui évoquent l’attrait de l’écrivain pour le musicien : Faire octroyer ainsi par l’archaïsme ses lettres de noblesse à la modernité […]. Des lettres de noblesse ! C’est exactement la faveur accordée au Quatuor n°2 par les Tchalik, avec une infinie tendresse et une approche aux caresses incisives. 

D’autres ensembles ont signé par le passé de belles versions des deux partitions réunies : les Medici en 1998 (Koch), les Sarastro en 2001 (Pan Classics) ou le Fine Arts Quartet en 2011 (Naxos). Le Quatuor Joachim avait placé la barre haut pour Calliope en 2008. Le Quatuor Tchalik, servi par une superbe sonorité, le rejoint en signant une nouvelle référence avec cet enregistrement effectué à la Seine musicale en janvier 2021.

Son : 10  Notice : 9  Répertoire : 9  Interprétation : 10

Jean Lacroix  

 

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