Un parcours pianistique original dans la musique anglaise pour Franziska Lee

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London Nights. Michael Tippett (1905-1996) : Sonate pour piano n° 1. Benjamin Britten (1913-1976) : Holiday Diary op. 5. Frank Bridge (1879-1941) : Three Sketches pour piano H. 68. John Ireland (1879-1962) : Ballad of London Nights op. posth. Arnold Bax (1883-1953) : First Sonata pour piano en fa dièse mineur GP 127. Franziska Lee, piano. 2020. Notice en allemand, en anglais et en coréen. 75.49. Capriccio C3010.

Originaire de Séoul (°1988) où elle a effectué ses études musicales, la pianiste Franziska Lee s’est perfectionnée dès 2011 à Karlsruhe, grâce à l’obtention d’une bourse. Lauréate de plusieurs concours internationaux, elle s’est établie dans cette cité du Bade-Wurtemberg bordée par le Rhin ; elle y enseigne depuis trois ans à l’Université de musique locale. Alors qu’elle joue abondamment Schubert, auquel elle a consacré des récitals dans plusieurs villes européennes et jusque dans sa Corée du Sud natale, son premier CD, paru chez Capriccio en 2018, a été réservé à un programme de musique française intitulé « L’Heure exquise », où voisinaient des sonates de Henri Dutilleux et Jean Françaix avec la Suite française et Napoli de Francis Poulenc et la Toccata de Pierre Sancan. Cette fois, toujours pour Capriccio, dans la série « Première. Portraits » de ce label, elle se tourne vers l’Angleterre, avec des « London Nights », titre d’une œuvre d’Ireland, qu’accompagnent des compositions de quatre autres créateurs du Royaume-Uni. Pour ce récital, Franziska Lee n’a pas hésité à choisir des partitions qui ne sont pas parmi les plus fréquentées, et qui sont peu jouées en dehors des îles britanniques.

Trois compositeurs nés avant le XXe siècle y figurent. John Ireland, qui compta Benjamin Britten parmi ses élèves du Royal College of Music, fut un excellent pianiste. Il est considéré comme l’un des meilleurs compositeurs anglais pour le clavier, pour lequel il a écrit un grand nombre de pièces. Son écriture fraîche et colorée se retrouve dans sa Ballad of London Nights qui date de 1930 mais n’a été publiée qu’en 1968. Cet Allegretto de facture classique et d’une belle richesse harmonique, d’une durée d’un peu moins de sept minutes, s’ouvre de façon languissante puis se déploie de manière de plus en plus brillante. Il suit l’inspiration du superbe Concerto pour piano, qui date de la même année et dont il est une réminiscence. Né la même année qu’Ireland, Frank Bridge, autre professeur de Britten auquel ce dernier rendait volontiers hommage, est représenté ici par ses Three Sketches qui datent de 1906. Alors âgé de 27 ans, Bridge composera bientôt des pages symphoniques marquantes, dont la suite The Sea de 1910 qui impressionnera beaucoup le futur auteur de Peter Grimes. Ces courts Sketches portent des titres évocateurs. Le premier, April, se déroule dans un climat poétique d’essence romantique. Rosemary, un andante expressif, fait penser à une réflexion rêveuse qui se laisse aller à une liberté lyrique sans trop d’effusions. Quant à la Valse capricieuse qui clôture ce petit cycle, elle apparaît comme finement gracieuse. Ces morceaux de Bridge se laissent écouter avec plaisir, Franziska Lee leur accordant une légèreté de bon aloi. 

La First Sonata d’Arnold Bax, plus jeune de quatre ans que les deux collègues qui le précèdent, est une page de 1910 que le compositeur révisera dans la même décennie. Elle est l’écho d’un amour perdu qui poussera Bax à suivre en vain jusqu’en Ukraine une jeune femme russe qui le repousse. Il en résulte une œuvre sombre, aux atmosphères changeantes et aux tempos variables, que l’on pourrait rapprocher de pages de Balakirew ou même de Scriabine. A Saint-Pétersbourg, Bax a eu l’opportunité de s’imprégner de la musique russe. Eric Parkin (Chandos) ou Ashley Wass (Naxos) ont laissé de cette sonate des lectures convaincantes ; celle de Franziska Lee accentue peut-être encore plus la douleur apparente, sinon le désespoir. Bientôt, Bax se consolera, d’abord en se mariant puis, peu après, en tombant amoureux de la pianiste Harriett Cohen (1895-1967) avec laquelle il vivra une grande et longue passion.

Né un peu plus de vingt ans après Bax, Michael Tippett a laissé quatre sonates pour piano qui constituent son corpus complet dans ce domaine. La première, ici enregistrée, date de 1936/37 et a fait l’objet d’une révision cinq ans plus tard ainsi que de quelques retouches ultérieures. Le compositeur a considéré que son catalogue débutait seulement à ce moment-là (époque où il écrit aussi son premier quatuor), négligeant ce qu’il avait commis auparavant. L’œuvre est en quatre mouvements et se caractérise par une vivacité rythmique dont les effets font souvent penser au jazz, ce qui n’empêche pas Tippett de se souvenir de la musique anglaise de la Renaissance, combinant ainsi souvenirs du passé et moments d’exaltation rythmique, comme l’atteste un Presto frénétique. Franziska Lee se révèle très engagée dans cette vaste sonate dont elle traduit les dosages, selon le besoin, avec réserve ou intensité. Le CD est complété par le Holiday Diary de Britten de 1934 (il a un peu plus de vingt ans) dédié à Arthur Benjamin (1893-1960) dont il a été l’élève. Ce « journal de vacances » est constitué de quatre mouvements dont les titres évoquent des moments de détente : le bain matinal, vif et enjoué, l’allusion à la voile, répit poétique empreint de calme et de douceur, la fête foraine, exubérante et, pour terminer, la nuit, à la dimension tranquille et éthérée. On sait que, dans le catalogue de ses œuvres, Britten n’a laissé au piano qu’une portion congrue alors qu’il s’est révélé un magnifique partenaire, notamment pour Peter Pears ou Mstislav Rostropovitch. Stephen Hough a laissé du Holiday Diary une belle version en 1990, reprise dans le gros coffret de 37 CD « The Collector’s Edition » consacré à Britten par EMI en 2008. Franziska Lee le rejoint qualitativement pour accorder à ces pages de jeunesse l’aura qu’elles réclament. 

L’enregistrement du présent panorama a été effectué à Karlsruhe, dans l’université où la pianiste enseigne, en septembre 2020. On saluera la démarche qui consiste à mettre en valeur un monde pianistique dont la fréquentation discographique demeure limitée. Cela aurait mérité de la part de l’éditeur une présentation du contenu des œuvres : son inexistence est dommageable.

Son : 8  Notice : 4  Répertoire : 8  Interprétation : 9

Jean Lacroix

 

 

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