Premières mondiales chambristes pour les aînés des Tcherepnin, père et fils
Nikolay Tcherepnin (1873-1945) : Cadence fantastique, op. 42bis ; Pièce calme (Pastorale), version pour violon et piano ; Villégiature op. 38 n° 4 ; Un air ancien, version pour violon et piano. Alexander Tcherepnin (1899-1977) : Sonate pour violon et piano en do mineur ; Arabesque pour violon et piano op. 11 n° 5 ; Trio à clavier, op. 34 ; Trio concertante op. 47. Giorgio Koukl, piano ; Klaidi Sahatci, violon ; Johann Sebastian Paetsch, violoncelle. 2023. Notice en anglais. 69’ 34’’. Grand Piano GP937.
La famille Tcherepnin, d’origine russe, compte six compositeurs. Nikolay et son fils Alexander, nés tous deux à Saint-Pétersbourg, nous occuperont dans le présent enregistrement. Alexander aura lui-même deux fils : Serge (°1941) et Ivan (1943-1998), qui obtiendront la double nationalité franco-américaine. Ivan aura à son tour deux garçons : Stefan (°1977) et Sergueï (°1981), qui, comme leur père, s’intéresseront à la musique électronique.
L’aîné de la dynastie, Nikolay étudie la composition avec Rimsky-Korsakov. Âgé de 25 ans, il dirige au Marinskii et à l’Opéra impérial, tout en enseignant ; Prokofiev sera de ses élèves. Lors de la révolution de 1917, il s’installe à Tiflis avant d’émigrer en France, où il devient directeur du Conservatoire russe de Paris jusqu’à son décès. Inscrit dans la tradition russe, puis teinté d’impressionnisme, son catalogue se compose de deux opéras, de plusieurs ballets, de pages pour orchestre, dont un concerto pour piano, de musique de chambre, de pièces vocales et pour piano seul. Il a fait l’objet de gravures pour CPO, Toccata ou Naxos, et aussi de couplages avec des membres de sa descendance.
Né lui aussi à Saint-Pétersbourg, Alexander prend ses premières leçons auprès de son père avant d’entrer en 1917 au Conservatoire de sa ville, devenue pour un temps Petrograd, où il approfondit le piano. Il a un peu plus de 20 ans lorsqu’il accompagne ses parents en France, où il étudie avec Paul Vidal (1863-1931), qui comptera, parmi ses élèves, les sœurs Boulanger. Alexander compose depuis son plus jeune âge, notamment une série de sonates ; un ballet, commandé par Anna Pavlova en 1923, est un vrai succès et le fait connaître. Soliste de qualité, Il donne des concerts en Europe, aux Etats-Unis, dont il deviendra citoyen en 1958, et en Extrême-Orient. Son œuvre est prolifique, accessible sous plusieurs labels, dont Chandos : plusieurs opéras, ballets et cantates, de la musique pour orchestre (dont 4 symphonies et 6 concertos pour piano), de la musique de chambre, vocale et pour piano.
Pour le label Grand Piano, Giorgio Koukl, véritable défricheur de pages méconnues, a gravé en huit albums une intégrale de la musique pour piano d’Alexander Tcherepnin, une somme achevée en 2014. Le même interprète tchèque, né à Prague en 1953 et installé à Lugano, poursuit maintenant la découverte de son univers, cette fois chambriste, avec ce volume annoncé comme le premier d’une intégrale. Entreprise qui va au-delà d’Alexander, puisque Nikolay y figure aussi, à raison d’un tiers de la durée de l’album.
Nous entamons cette recension par Nikolay, c’est-à-dire dans l’ordre inverse du programme proposé. Sa Cadence fantastique de 1915, révisée en 1926, nimbée de tonalité symboliste, oscille pendant près de quinze minutes entre rêve et hallucinations, avec des côtés extatiques et virtuoses, qui sollicitent le violon dans un contexte à la fois lyrique, éloquent et expressif, qui s’achève dans la mélancolie. Trois brèves pièces complètent cette approche de l’aîné des Tcherepnin. La Pièce calme et Un air ancien, deux compositions de 1935 en collaboration avec la flûte de Georges Barrère (1876-1944), le créateur du Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy, puis destinée à l’instrument de Georges Laurent (1886-1964), flûtiste principal du Symphonique de Boston, sont ici transcrites pour le violon. Deux charmants morceaux, auxquels est joint un arrangement de la quatorzième Esquisse pour un alphabet russe, intitulée Villégiature (1910), qui évoque avec tendresse les moments passés dans une datcha, avec son jardin et ses jeux d’enfants. Ces vingt minutes consacrées à Nikolay Tcherepnin sont jouées avec une ferveur communicative par le violoniste albanais Klaidi Sahatci et par Giorgio Koukl, qui ont déjà été partenaires pour un album Tansman chez Naxos en 2015. Mais ce trop bref programme de pages inédites au disque nous laisse un peu sur notre faim quant à la connaissance du compositeur.
Alexander Tcherepnin est mieux servi, avec une sonate et deux trios, qu’accompagnent une brève et néo-classique Arabesque de 1920/21. La Sonate pour violon et piano, qui date de la même époque, celle des vingt ans du compositeur, qui est encore à Tiflis (actuelle Tbilissi), a été reconstituée par Giorgio Koukl. En quatre mouvements, elle s’inscrit dans la grande tradition lyrique russe, avec des élans passionnés, dramatiques et virtuoses, mais aussi méditatifs (l’Adagio). Le partenariat Sahatci/Koukl fonctionne idéalement. Le Trio à clavier de 1925, en trois brefs mouvements, pour une durée globale d’un peu plus de huit minutes, est une page raffinée et chaleureuse, avec quelques allusions folkloriques. Quant au Trio concertant de 1930, à l’origine de forme pseudo-baroque, il en existe plusieurs arrangements par le compositeur, dont cette version violon/violoncelle/piano, qui date de 1960. Des rythmes martiaux, voire grinçants, des allusions au folklore géorgien et des accents nostalgiques traversent cet échange instrumental qui n’oublie pas le lyrisme mélodique, dans un langage très personnel et original. Le violoncelliste américain Johann Sebastian Paetsch, qui est, depuis une trentaine d’années, soliste à l’Orchestra della Svizzera Italiana, vient s’ajouter pour former un trio qui sert avec clarté ce lot de premières mondiales.
Ce volume chambriste qui met en valeur les aînés des Tcherepnin est attachant et permet d’approfondir des pages négligées ; la suite est attendue avec intérêt.
Son : 8,5 Notice : 9 Répertoire : 9 Interprétation : 9
Jean Lacroix