Philippe Jaroussky et les Lieder de Schubert : une rencontre sans attrait
Franz Schubert (1797-1828) : 19 Lieder. Philippe Jaroussky, contre ténor ; Jérôme Ducros, piano. 2020. Notice en anglais, en allemand et en français. 69’ 15’’. Textes des Lieder, sans traduction. Erato 0190296737688.
Dans une brève note insérée, Philippe Jaroussky déclare que la pureté et la profondeur de la musique de Schubert l’ont accompagné dès ses débuts musicaux : Cet album est une déclaration d’amour à son génie si bouleversant, mais aussi à la langue allemande, dans laquelle j’ai de plus en plus de plaisir à m’exprimer. En signant ce troisième album en partage avec le pianiste Jérôme Ducros (les deux précédents étaient consacrés à la mélodie française), Jaroussky aborde un univers qui est fréquenté par beaucoup à un très haut niveau de chant, ce dont témoigne une discographie que l’on ne fera l’injure à personne de rappeler. L’enjeu est donc sérieux pour cette voix attachante, qui nous a déjà procuré de vrais moments de bonheur lyrique. Après audition, il faut bien reconnaître que le résultat ne répond pas aux attentes.
Avant toute considération, on notera que cet enregistrement de studio a été réalisé à Boulogne-Billancourt du 14 au 17 février 2020, juste avant que l’épidémie de Covid ne vienne perturber gravement le quotidien de chacun. Est-ce l’explication de cette mise à disposition tardive du récital ? Toujours est-il que nous découvrons un témoignage du contreténor au moment où il a eu tout juste 42 ans (il est né le 13 février 1978), dans lequel il s’est investi, comme sa déclaration le confirme, et selon son habitude. Nous aimons cette voix attachante, la sincérité et la sensibilité de l’artiste, son charisme aussi, mais cette fois, tout cela ne suffit pas et ne nous comble pas. Si l’attrait de la langue allemande que Jaroussky avoue se traduit par l’attention et le soin apportés à l’intelligibilité des mots, la voix se révèle, au fil du parcours, trop claire, parfois blanche, avec un souffle pas toujours assuré et une inégalité face au lyrisme, qui aboutit à la dommageable conclusion que le programme se révèle, dans sa globalité, impersonnel, jusqu’à la monotonie.
L’affiche est pourtant riche en pages connues et appréciées. Les plus grands poètes choisis par Schubert s’y retrouvent : Goethe à trois reprises, Schiller, Rückert, Mayrhofer, Walter Scott dans la traduction d’Adam Storck, Shakespeare dans celle de von Bauernfeld, et quelques autres comme Jacobi, Lappe, Rellstab, Schlegel ou von Collin. Rien que du beau monde, avec quelques réussites. C’est le cas pour le début de l’album : Litanei auf das Fest aller Seelen D. 343, avec sa douceur apaisante en offrande aux trépassés, puis Herbst D. 945, avec son évocation d’une nuit d’automne ; plus loin, Im Frühling D. 882, le charme du renouveau de la nature rejaillissant sur l’interprète, ou encore An Silvia D. 891, pour la sérénade donnée par un jeune homme plein d’ardeur. Mais on sent Jaroussky bridé dans des pages essentielles, comme celles de Goethe justement : Der Musensohn D. 764 ne fait pas vibrer à suffisance les êtres et la nature, la tristesse d’Erster Verlust D. 226 n’est pas assez oppressante, et le Lied der Mignon D. 877/4 ne révèle pas en profondeur la mélancolie accablante qui s’en dégage.
Lorsque Die Forelle D. 550 évolue, sa vivacité paraît factice, lorsque les épanchements amoureux de Des Fischers Liebesglück D. 933 se font jour, ils deviennent fades ; quant à la méditation d’Im Abendrot D. 799, elle se dilue peu à peu. Même l’Ave Maria D. 839, qui devrait convenir à la sensibilité de Jaroussky, n’émeut presque pas. Ce que nous ne citerons qu’à titre indicatif (Abendstern D. 806 désincarné, Du bist die Ruh D. 776, authentique chef-d’œuvre, ici relativement intériorisé, Nacht und Traüme D. 827, insuffisamment onirique…) ne plaide pas non plus pour saluer ce récital comme une réussite. SI le piano de l’Avignonnais Jérôme Ducros (°1974) se révèle un partenaire consciencieux et appliqué, distingué selon les nécessités, il est parfois marqué par l’ambiante inégalité expressive.
Cet album schubertien ne s’inscrira pas parmi les meilleurs de la production du contreténor, il sera même en retrait au sein de celle-ci. Quant à la discographie des Lieder, elle n’est troublée par aucun frémissement.
Son : 8,5 Notice : 9 Répertoire : 10 Interprétation : 5,5
Jean Lacroix