Quand l'opéra contemporain crie la guerre

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Filip Van Roe © Reporters. Damien Jalet, Jason Kittelberger, Kozuki ‘Tsuki’ Kazutomi, Guro Nagelhus Schia (dance), Mark S. Doss (song)Back row: Gerald Thompson, Claron McFadden, Sara Fulgoni, Ed Lyon (song)

"Shell Shock, a Requiem of war" de Nicholas Lens
En 1994 était enregistré Flamma Flamma, véritable ovni musical du compositeur flamand Nicholas Lens, né à Ypres en 1957. Musique étrange et envoûtante, participant de l'opéra et de l'oratorio, mais aussi du rock et d'autres musiques, sans trame véritable autre que celle d'une méditation sur la vie et la mort. Musique très originale, surtout. L'album fera les délices de jeunes écrivains de fantastique, qui publièrent un recueil de nouvelles s'inspirant des quatorze numéros de la partition, et que j'eus l'honneur de préfacer. L'album fut suivi de deux autres, Terra Terra en 1999 et Amor Aeternus en 2005, l'ensemble formant The Accacha Chronicles, depuis éditées en coffret chez BMG. Et voici cette fois un véritable opéra, monté par La Monnaie, avec costumes, décors, chorégraphie et mise en scène. Qu'était devenu Nicholas Lens depuis sa trilogie ? Voilà qui était passionnant à découvrir. L'ouvrage, d'une durée d'une heure et demie, sans entracte, relève plutôt de la cantate, comprenant douze "chants" composés sur des textes du chanteur rock Nick Cave, surtitrés en quatre langues. Monica Pasiecznik, dans son bel article repris au programme de salle (Quand les gens se meurent, ils chantent) dit ceci : "L'enfer de la guerre est évoqué à travers une série de confessions personnelles et de souvenirs d'individus qui ont participé à ces événements." Il s'agit d'un "rituel laïque" commémorant la première guerre mondiale, d'où le sous-titre, évoquant Britten. Né dans une ville martyre, Lens ne pouvait qu'être sensible et répondre passionnément à cette évocation des horreurs de 14-18. Par rapport à sa trilogie antérieure, force est de constater que le langage musical paraît plus assagi. Plus d'allusions au rock, mais influences plus classiques : le Ravel de L'Enfant et les sortilèges, Kurt Weil, quelques traits de bois hérités de Messiaen, un sens du processional pouvant rappeler Milhaud. L'impression générale est celle d'une musique consonante, tendue sans doute, mais avant tout dramatique, suivant le livret de Cave. Il y a comme un mélange entre cycle de mélodies, oratorio et opéra, fort réussi, ma foi, même si l'amalgame paraît curieux. Reste la méditation sur la mort... Certains épisodes, que l'on pourrait presque considérer comme des "airs", frappent par leur beauté mélodique, comme l'intervention de l'infirmière, du survivant, ou celui de la mère pleurant son enfant. Mais les passages les plus impressionnants sont ceux qui rappellent les grands ensembles de l'opéra traditionnel : le chant des déserteurs ou les scansions funèbres des soldats inconnus sont, sans conteste, d'un grand musicien. Il est évidemment difficile de mettre en scène une oeuvre aussi hybride. Ce fut la gageure à laquelle était confronté Sidi Larbi Cherkaoui, essai bien transformé par une chorégraphie omniprésente et suggestive, toute au service du propos grave des auteurs. En fait, la danse est devenue mise en scène. Sur plusieurs niveaux de profondeur, avec souvent de jolis effets d'acrobaties, et intervention finale de vidéos. Les chanteurs Claron Mc Fadden, Sara Fulgoni, Gerald Thompson, Ed Lyon, Mark S. Doss, les choeurs et orchestre de La Monnaie dirigés par Koen Kessels ont été chaleureusement applaudis par une salle pleine à craquer. C'est ce mélange intime d'histoire, de musique et de danse qui a contribué à la réussite, et au grand succès, de ce spectacle, un nouvel exemple de la créativité de La Monnaie, très présente dans le suivi de l'opéra contemporain, ce dont on ne peut que féliciter son directeur, Peter de Caluwe.
Bruno Peeters
Bruxelles, La Monnaie, le 23 octobre 2014 (générale)

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