Rainy Days : « out of this world », de l’hypnagogique à l’étoile

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Comme il faut bien choisir et que le timing de Rainy Days concurrence celui d’Ars Musica, je me concentre sur son week-end de clôture, avec le goût de trop peu du gourmand raisonnable qui se passe de l’entrée au profit du dessert -ceci dit, au vu des surprises que je vais vivre, j’ai plutôt l’agenda heureux.

Les Strange worlds de Juliet Fraser

J’arrive place de l’Europe un peu plus tôt que prévu, juste à temps pour profiter de la voix de Juliet Fraser, soprano cofondatrice, avec James Weeks, de l’ensemble vocal Exaudi, qui adore fureter dans le neuf de la nouvelle musique et offre trois pièces, toutes écrites pour elle mais avec des utilisations de voix différentes, qu’elle interprète, seule sur scène mais en interaction si constante et étroite avec le matériel électronique qu’on y entend un duo.

Commissionnée par Fraser (elle tient à ce travail de nourrissage du processus créatif) avec l’idée de traiter de la crise climatique comme une façon de provoquer réflexion et action, Nwando Ebizie, afrofuturiste volontiers provocatrice et saboteuse des frontières entre genres, puise dans sa propre expérience d’une fausse couche pour imaginer la création de la lune, fruit du choc traumatique de notre (bientôt) Terre avec la proto-planète Théia, pour I birth the moon, exploration sonique du mythe de la création aux accents stellaires, traces émotionnelles des espoirs, des peurs et de cette conscience vive et floue à la fois de l’absurdité implacable de la vie -et de sa perpétuation, à nouveau en danger.

Il est le sound designer derrière la table de mixage, mais également le compositeur de The Book of Sediments, œuvre commandée, elle aussi, avec le bouleversement environnemental en arrière-plan : Newton Armstrong y façonne tranquillement -et avec une délicieuse sensibilité au matériau sonore et à ses propriétés acoustiques- le lit sur lequel la chanteuse dépose sa voix, souffle et expire, relance le drone qui lui-même la relance, en résonnance avec la lente accumulation des sédiments marins au fil des millénaires -comme si on avait le pouvoir, le temps du morceau, de dévisager un processus que le temps rejette pourtant loin de notre portée.

Dans The mouth, sons enregistrés et sons live ont tendance à se confondre, les premiers provenant d’ailleurs essentiellement de celle qui ajoute sur scène ses souffles, soupirs, claquements de langue, des lèvres ou des mâchoires (des trois, c’est la pièce la plus physique, qui implique une lutte de l’interprète pour combattre ses propres freins, corporels ou psychologiques), parfois quelques mots ou de courtes phrases, rarement repérables en tant que tels, expérimentation conceptuelle menée par une Rebecca Saunders qui se focalise sur le seuil qu’est la bouche, porte frontière entre intérieur et extérieur, espace intermédiaire entre la petite voix de notre moi et celle par laquelle nous nous adressons au monde, aux autres -avec une volonté de communiquer à la clarté parfois défaillante et un ratissage qui retient les gros morceaux, ceux que nous gardons à l’intérieur et qui n’ont pas le droit de fuser à l’extérieur.

Schubert et Lucilin en conquistadors du monde numérique : époustouflant !

Alexander Schubert et United Instruments of Lucilin établissent peu à peu une relation particulière, entre complicité et créativité, et l’événement -une installation performative- au titre, Sleep Laboratory, aussi médico-psychologique que le Sensate Focus vu en mars et à l’intention encore plus expérientielle, est singulier, par sa musique et, plus encore, par la façon de la mettre en scène : par groupes de deux, dans l’Espace Découverte aménagé en six cellules (pour douze auditeurs-spectateurs-cobayes au maximum), qui rappellent -aux couleurs insistantes, rose et bleue (bébés éclatants) près- les centres de vaccination auxquels nous confiions il y a peu nos épaules dénudées, chaque paire accueillie par un musicien sans instrument visible (dans un premier temps), l’un s’asseyant sur un tabouret, l’autre sur une couchette, coiffant, avec un décalage dans le temps, écouteurs et casque de réalité virtuelle -ces images mouvantes en trois dimensions précurseures du Metavers cher à Marc Zuck’. Plus ou moins à l’aise ou intimidé, chacun suit les instructions, orales et visuelles, confirmées silencieusement par le performer en tenue de Monsieur Spock (en l’occurrence Ingrid Schoenlaub, violoncelliste -elle joue à un moment de son instrument, mais nos sens sont incertains et nous ne la voyons pas), assis, couchés, touchés, étourdis, immergés dans la turbulence sonore, parfois psychédélique, d’Alexander Schubert -en informaticien-compositeur, il crée une musique, ancré des deux pieds dans un monde numérisé où la technologie, implantée en profondeur, modifie tout, dont la conception même du spectacle vivant- qui dépasse les contours sensoriels sollicités lors du concert, promeut l’interactivité, la participation, entourée du mystère attractif-répulsif de la boîte noire, dont on perçoit les entrées et les sorties sans en comprendre le processus. 

Rouvrant les yeux (en fait, toujours compliant, j’enlève le casque RV), de retour au monde réel, tentures dégagées sur des boxes ouverts à tout vent (disons à toute vue, à tout son), je découvre les instrumentistes sans instrument alignés, souriant, saluant, chaque couple de participants assis l’un à côté de l’autre sur la couchette (sauf moi, j’ai loupé une instruction à un moment, et reste mi-allongé, comme sur une méridienne), j’ai la tête emplie de sons, d’images et de questions : les interprètes, dans ce laboratoire du sommeil où l’on ne dort pas, jouent-ils en live (ensemble, d’un box à l’autre ?) pendant l’expérience ou complètent-ils une illusion ? Qu’ai-je entendu réellement, dans les écouteurs et hors d’eux ? Que s’est-il passé en dehors du monde virtuel dans lequel je me suis enfoui pendant soixante minutes et où mes mains, détachées des bras, s’évadent parfois sans que je n’éprouve aucun désarroi ? Où mon avatar (moi ailleurs), d’abord fidèle, se permet des libertés qui ressemblent peu à peu à des erreurs ? En vrai aussi, parfois mes sens se brouillent et le doute s’installe -comme à chaque soir, juste avant l’endormissement, dans ce (bref) état hypnagogique propice aux hallucinations…

L’Ensemble Recherche, fidèle à son nom, pour un genre, le trio à cordes, pas si courant

Sous le titre Trios, l’Ensemble Recherche, de Fribourg, propose le nouveau Streichtrio d’Helmut Lachenmann (le n° 2, sobrement sous-titré Mes adieux, qui aura mis le temps à voir le jour -comme si la maturité résidait aussi dans le fait de se faire attendre), fidèle à la « Klang composition », cette écriture du son qui vise l’épuration et met en avant bruissements, crissements et autres chuintements, parfois si subliminaux qu’on craint de les avoir imaginés (une ode à l’auditeur-compositeur ?), où je ne trouve pas mon bonheur -ni même un simple moment de plaisir ; et pas beaucoup plus d’ailleurs avec le Streichtrio n° 1 (datant de 1965, il succède à la pause), même si celui-ci frôle un peu plus des éléments de musicalité (le son, pas le bruit).

Seafloor Dawn Chorus, où Kristine Tjøgersen expérimente des techniques de jeu étendues (notamment en ce qui concerne le souffle -mais parfois utiliser l’instrument pour ce pour quoi il a été conçu n’est pas mal non plus), veut éveiller à la notion, contre-intuitive, de l’audible sous l’eau et s’inspire du chant des poissons de la grande barrière de corail (en gros, l’équivalent de celui des oiseaux sur terre) pour nous faire entendre les sons de la vie sous-marine -tout de même, l’air conserve un sacré avantage sur l’eau en matière de transmission sonore.

Avec Steel rosette, l’Anglo-Allemand Chris Swithinbank, sous son petit chignon blond et son allure juvénile, poursuit une exploration sonore débutée il y a déjà quelques années, notamment avec l’Ensemble Recherche, où il s’attache à mêler acoustique (les instruments de l’orchestre, mais aussi des objets non musicaux -brosse métallique, bloc de polystyrène…) et électricité (le minuscule ampli Marshall au pied du piano), dans la mise en place d’une couche sonore qui recèle quelques trouvailles.

Solastalgie : nature, tradition et avenir

Certains, modernes négationnistes, diront que la solastalgie, ce néologisme inventé par le philosophe écologiste australien Glenn Albrecht pour nommer une forme de détresse existentielle causée par les changements majeurs de notre environnement, n’est qu’un nouveau mot à la mode, de ceux que les médias traquent et serinent ensuite jusqu’à plus soif -au point qu’il se transforme en une abstraction et qu’on en perd progressivement le sens. Mais le monde, sa marche et la déréliction qui en découle -au moins du point de vue de l’humain, doté d’un virgule quatre kilo de matière grise et d’autant de conscience- ont toujours fait partie du souci de l’artiste, quel que soit son domaine, d’éveiller, de montrer, de dénoncer, auprès de ceux à qui il confie son œuvre -ici sa musique-, de communiquer un avis ou une idée, une vision, parfois une incitation à l’engagement, souvent une sensation ou un sentiment, qui part de son propre nombril mais concerne, au fond, celui de chacun.

C’est sur ce thème que la compositrice allemande Carola Bauckholt travaille avec la violoniste Karin Hellqvist pour la création qui donne son nom au concert -l’écriture entrelace les apports de l’une et de l’autre au point que le morceau est crédité des deux noms. Solastalgia et Doppelbelichtung partagent une source commune, celle des sons de la nature, sa pureté, mais aussi sa fragilité et sa finitude (en tout cas dans la forme que nous lui connaissons), en plus d’un dispositif électronique qui contribue, en un tour de passe-passe paradoxal apparent, à traduire la nature en flux sonores : Doppelbelichtung se concentre, rappel des promenades ornithologiques d’enfance de l’instrumentiste, sur les chants des oiseaux -comme si le violon lui-même se posait sur les branches pour appeler ses congénères- et Solastalgia convoque, avec de rares stridences, une couche densément cotonneuse.

La Dalécarlie, où elle a grandi, forme l’attrait d’Hellqvist pour la musique folklorique de son pays, qu’elle pratique en parallèle et qui impacte son jeu, façon d’intégrer tradition et contemporanéité : précisément ce qu’explore Liza Lim, avec l’interprète, pour One and the Other (Speculative Polskas for Karin), la deuxième création du programme, tandis que pour …när korpen vitnar, composition vivace, qui ne s’en laisse pas conter, capable de luisances, propice aux gestes prompts et gaillards, Malin Bång choisit comme point de départ une ancienne ballade suédoise, au violon Hardanger, variante norvégienne du violon équipée de quatre cordes sous-jacentes résonnant par sympathie -ce qui prolonge et enrichit le son.

7.500 ans pour arriver jusqu’à la Terre… un stupéfiant Noir de l’étoile

En choisissant la composition de Gérard Grisey, atypique, puissamment évocatrice, à laquelle les Percussions de Strasbourg donnent une force inouïe, Rainy Days conclut son périple « out of this world » de façon magistrale -en phase avec sa conviction que la musique, en particulier contemporaine, imagine, divulgue, donne réalité à des mondes sonores insolites, parfois prodigieux.

Le Noir de l’étoile, créé en 1991 par l’ensemble alsacien né à l’instigation de Pierre Boulez en 1962, aux Halles de Schaerbeek pour Ars Musica, naît de la rencontre de Grisey avec le son des pulsars, à Berkeley, étoile à neutrons tournant très rapidement sur elle-même : il l’intègre dans sa pièce, sans altération, mais en se servant de ses fréquences pour rythmer, conduire la musique (exclusivement percussive -les peaux, les métaux, pas les claviers), lui appliquer des rotations, des accélérations et des décélérations, des glitches (à la manière de ces variations brutales de la période de rotation d'un pulsar). Le dispositif scénique place les spectateurs au centre (sur la scène du Grand Auditorium), entouré des six podiums de percussions, eux-mêmes surmontés de haut-parleurs, porte-voix des pulsars (Vela et 0359-54) et de l’introduction parlée (et spatialisée) de l'astrophysicien Jean-Pierre Luminet : « au Mexique, plus de 3.000 personnes étaient rassemblées entre les musiciens », m’explique Minh-Tâm Nguyen, directeur artistique des Percussions de Strasbourg -réputé à l’international, l’ensemble fête ses 60 ans-, fier (à juste titre) et heureux (pour une fois au sein du public, il entend le morceau), -la perception est démultipliée (malgré les bouchons d’oreilles), superbement physique, imprégnant chaque cellule, ciliée ou non ; la richesse sonore interpelle, secoue, et ravit ; Grisey nous surprend, nous apprend, nous enthousiasme.

Sonné, je flâne un peu, un verre à la main, entre les bols de soupe à l’oignon (et ceux qui les mangent), annonciateurs du Bal contemporain, l’événement décalé qui clôture, avec une douce ironie, un Rainy Days capable de mettre en son l’ailleurs le plus lointain.

Luxembourg, Philharmonie Luxembourg, les 26 et 27 novembre 2022

Bernard Vincken

Crédits photographiques :  Eric Devillet / Alfonso Devillet

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