Rencontre : Aldo Ciccolini, "Lifetime Achievement Award 2013" des ICMA

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« Légende du piano déjà de son vivant, Aldo Ciccolini a joué partout dans le monde pendant plus de 60 ans. Ses nombreux enregistrements dont certains révélaient des compositeurs oubliés, tel Eric Satie - « le Schönberg français » pour Ciccolini- ont toujours été bien accueillis par la critique. Maintenant encore il continue de partager sa passion pour la musique avec le public, et sa profonde connaissance du répertoire avec ses élèves. »
Stephen Hastings (Musica, Italie), membre du jury des ICMA, l'a rencontré à Milan le 18 mars dernier, juste avant la cérémonie de remise des Awards.

- Ce soir, vous allez jouer la transcription de Liszt de la Mort d'Isolde. Quand avez-vous pris contact pour la première fois avec le Tristan und Isolde de Wagner ?
A l'opéra, au théâtre San Carlo de Naples, quand j'avais dix ans. J'ai été complètement bouleversé durant toute la durée de l'opéra. Je ne me souviens plus du chef qui le dirigeait, mais ce devait certainement être une représentation extraordinaire.

- J'imagine que vous vous êtes ensuite procuré la partition pour piano de l'oeuvre ?
Quand j'ai eu vingt ans, j'ai acheté la partition d'orchestre ; je n'avais pas besoin de la partition pour piano car j'avais étudié la composition et pouvais lire une partition d'orchestre sans aucune difficulté. C'est beaucoup plus tard que j'ai découvert la transcription de Liszt. Pour moi, cette musique est le plus bel hommage à l'amour jamais écrit ; elle est absolument fantastique. Beaucoup de compositeurs ont exprimé l'amour de façon merveilleuse mais le Isolde's Liebestod est absolument unique dans son caractère sublime.

- Interprétez-vous sa mort dans une vision optimiste ?
Elle retrouve l'homme qu'elle aime. D'abord, elle le loue et explique comment elle a réalisé cette union totale avec lui. Ils ne sont plus deux, mais un seul.

- Visualisez-vous ces personnages lorsque vous jouez ?
Vous devez le faire. Pour moi, c'est vraiment comme s'ils étaient physiquement présents: l'un est mort et l'autre est encore en vie. D'autres pianistes peuvent visualiser les choses différemment et c'est tout à fait légitime. Il n'existe pas d'interprétation idéale. Chaque artiste apporte sa vision personnelle de la partition et l'éclaire, met en évidence certains affects, certains détails.

- Une lecture tragique de cette musique serait-elle possible ?
Je ne le pense pas. Je suis très favorable à la liberté dans l'interprétation, mais la tonalité de si majeur dans cette pièce est si majestueuse et solennelle qu'elle propose une vision de l'éternité. Une interprétation mélodramatique altérerait considérablement la beauté de la musique.

- La version originale du Liebestod est écrite pour soprano. Quelle a été votre plus belle expérience de travail avec une voix féminine ?
Pendant trois années, j'ai accompagné Elisabeth Schwarzkopf en récital. Une merveilleuse artiste qui avait une conscience musicale incroyable. Elle était aussi remarquable pour son phrasé et sa maîtrise de la respiration. Elle disposait de toute une palette de couleurs dans la voix et s'en servait comme un peintre. Elle a beaucoup chanté Mozart, Schumann, Wolf et Strauss avec moi. Et même les célèbres chansons de Chopin. Elle les a chantées en polonais, car elle est née à Poznań, qui fait aujourd'hui partie de la Pologne.

- L'ICMA « DVD Performance » de cette année est allé à une production de Cilea, Adriana Lecouvreur. Vous avez rencontré Cilea lorsque vous étiez étudiant à Naples avant la Seconde Guerre mondiale.
Francesco Cilea était directeur du Conservatoire de Naples quand j'étais un enfant de huit ans. Ma mère était soucieuse de développer mon talent musical et elle m'a fait jouer pour un enseignant qui a été suffisamment impressionné pour organiser une réunion avec Cilea dans son bureau du Conservatoire. Je me souviens que j'ai joué pour lui pendant quarante ou cinquante minutes. Ensuite, il a dit: « Maintenant, tournez-vous sans regarder le clavier. » Il a joué un cluster et m'a demandé: «  Combien de notes entendez-vous et quelles sont-elle ? » J'ai pu deviner tout de suite. Il a alors dit à ma mère: « Ce garçon devrait entrer au Conservatoire mais il est beaucoup plus jeune que l'âge d'entrée officiel qui est de treize ans. Je vais en parler au Ministre pour obtenir une autorisation spéciale. » C'est donc grâce à Cilea que j'ai pu entrer au Conservatoire à l'âge de huit ans. Il a insisté pour que j'étudie aussi la composition et m'a confié à Achille Longo, le fils d'Alessandro Longo, un jeune compositeur alors dans la trentaine. C'est sous sa direction que j'ai abordé mon programme d'études.

- Avez-vous vu Cilea enseigner lui-même ?
Maestro Longo souffrait d'asthme -comme moi-même- et il était parfois obligé de se reposer. Un jour, Cilea est entré dans la classe et a dit: « Les gars, votre professeur est très fatigué. Pour les deux prochaines semaines, je vais le remplacer pour les cours d'harmonie et de composition ». J'ai ainsi eu le privilège de lui montrer mes exercices. Il était très gentil et toujours très compréhensif. Il s'habillait avec élégance incroyable et il était vraiment consciencieux dans son travail. Lorsque nous entrions au Conservatoire le matin à huit heures, il regardait passer tous les élèves. C'était incroyable de se dire que c'était lui qui avait composé Adriana Lecouvreur», L'Arlesiana, et Gloria. Je trouve les deux premières œuvres tout simplement merveilleuses, mais je n'ai jamais vu Gloria à l'opéra.

- Lisez-vous encore parfois des partitions d'opéra ?
J'ai une bibliothèque remplie de partitions d'opéra. Je regrette de ne pas toujours avoir la partition d'orchestre: l'éditeur italien Sonzogno, par exemple, n'a jamais publié les partitions complètes des partitions qu'il a dans son catalogue. J'ai toutes les oeuvres de Wagner et de Puccini, des partitions plus récentes comme Erwartung de Schönberg et les opéras de Benjamin Britten. Je souffre d'insomnie incurable et la nuit, quand j'ai des difficultés à dormir, je m'assieds dans mon fauteuil avec la partition et j'écoute un enregistrement. C'est une expérience dont je ne me lasse jamais.

- En général, vous sentez-vous en phase avec l'esprit du 20e siècle ?
Tout à fait. C'était un siècle cruel, mais je suis né dedans.

- Vous sentez-vous fort en lien avec la ville de Milan ?
Oui. J'ai joué à la Scala pour la première fois en 1955, un concert dirigé par Lorin Maazel. Une expérience inoubliable. Je savais que Milan était une ville dotée d'une illustre tradition musicale. Ce fut dès lors une expérience éprouvante pour les nerfs, un peu comme le serait celle de chanter à Parme. J'ai aussi joué de nombreuses fois au Conservatoire.

- Retournez-vous souvent à Naples, la ville de votre naissance?
J'y retourne pour des masterclasses et j'y donne un récital en juin prochain. Naples a toujours été une ville difficile, mais nous avons réglé nos différends !

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- Comment créez-vous le contexte sprirituel qui convient à votre travail?
Je suis un homme solitaire. J'aurais dû naître sur une ile déserte mais je suis né à Naples qui est tout le contraire! Disons que parfois je cherche la solitude. Et puis il y a cette passion sans fin pour la musique. Je ne pense pas que ma vie ait été marquée de beaucoup de choses désagréables, mais je me suis entièrement concentré sur la musique. Au lit, le soir, je me retrouve souvent à évoquer des détails de doigté à améliorer. Alors je me lève, j'enfile mon peignoir et je vais au piano pour les essayer. Une fois que j'ai commencé, je reste là jusqu'à sept heures du matin. J'ai la chance de ne pas avoir des voisins proches. Je travaille la nuit et j'ai découvert que -bien que ma maison soit très calme en tous temps- le silence de la nuit n'est pas le même que celui de la journée. C'est comme si la lumière du jour produisait un type de son. Je préfère la nuit, on est mieux disposé et aussi plus patient avec soi-même quand tout ne fonctionne pas comme on le souhaite.

Propos recueillis par Stephen Hastings
Milan, le 18 mars 2013

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