Rencontre avec un infatigable ‘Viatore’

par

© Schott Promotion / Christopher Peter

Pēteris Vasks a 70 ans !

Pēteris Vasks composa Viatore (‘Voyageur’) en 2001. L’œuvre évoque le périple d’un être qui vient au monde, y grandit, aime, s’épanouit et, enfin, tire sa révérence. A 70 ans, le populaire maître letton a déjà franchi la plupart de ces étapes. Ce n’est pas une formule de style que de dire qu’à l’instar de ses compatriotes, il n’accéda au monde libre qu’avec l’indépendance de la Lettonie en 1990; avant cette date, cependant, son art avait déjà gagné en maturité, de même que s’était déjà épanoui l’amour qu’il nourrit pour sa partie, et, plus généralement, pour la Création divine – ainsi qu’il l’appellerait lui-même. Jusqu’ici, l’existence de Vasks ne fut pas vraiment un Voyage d’hiver; elle ne fut, à tout le moins, pas que cela. En effet, le moins que l’on puisse dire est que Vasks s’est « réalisé ». Sa plume a accouché de dizaines d’œuvres remarquables; sa musique a conquis l’attention d’un large public dans les contrées qui l’ont vu grandir, mais aussi en Europe de l’Ouest et ailleurs. Sa renommée n’est plus à faire. Il est trop tôt pour dire si son succès est aux portes de l’éternité. Mais une chose est certaine: l’artiste est toujours vif et est plus productif, inspiré et transporté que jamais. Heureux anniversaire, Maestro !

Petite Biographie

Pēteris Vasks est né à Aizpute, en Lettonie, le 16 avril 1946. Il composa sa première pièce à l’âge de huit ans. Enfant, il s’essaya dans un premier temps au violon, mais étudia finalement la contrebasse à l’Ecole de Musique Emīls Dārziņš de Riga. Sous le régime soviétique, l’éducation religieuse du jeune Pēteris (dont le père était pasteur) eut pour conséquence qu’il ne fut pas reçu au Conservatoire en Lettonie au terme de ses études à l’Ecole de Musique de Riga; en désespoir de cause, il s’inscrivit à l’Académie de Musique de Vilnius, qu’il fréquenta jusqu’en 1970. En Lituanie, il se familiarisa avec l’avant-garde polonaise. Il ne fut en mesure d’étudier la composition à Riga qu’après avoir fait son service militaire dans l’armée soviétique. De 1963 à 1974, il fut membre de plusieurs orchestres symphoniques et ensembles de musique de chambre, tels que l’Orchestre Philharmonique de Lituanie, l’Orchestre Philharmonique de Riga et l’Orchestre de la Radio-Télévision Lettone. De 1973 à 1978, il étudia la composition auprès de Valentin Utkin à Riga. Il reçut à trois reprises le prix le plus prestigieux décerné par l’Etat letton dans le domaine musical, le ‘Grand Prix de la Musique’: en 1993 pour Litene, en 1998 pour son concerto pour violon Distant Light (‘Lumière lointaine’) et en 2000 pour sa Deuxième Symphonie. En 1996 lui fut remis le Prix Herder de la Fondation Alfred Toepfer de Hambourg. En 2004, l’enregistrement, chez Ondine (ODE 1005-2), de sa Deuxième Symphonie lui valut pas moins de deux récompenses lors du Festival de Musique Classique de Cannes, respectivement dans les catégories ‘CD de l’Année’ et ‘Meilleure Œuvre Orchestrale’. Depuis 1994, Vasks est membre honoraire de l’Académie Lettone des Sciences. En 2001, il fut reçu à l’Académie Royale Suédoise de Musique. Il vit actuellement à Riga, où il travaille en tant que compositeur indépendant.

Esthétique et influences

Les influences musicales de Vasks sont multiples: Lutosławski – son compositeur favori –, Górecki, Penderecki, Kancheli, Sibelius et George Crumb. Baltā ainava (‘Paysage Blanc’), composé en 1980, trois ans à peine après Spiegel Im Spiegel et quatre ans après Für Alina, évoque clairement le style « tintinnabuli » d’Arvo Pärt. Plus de vingt ans plus tard, il écrivit Viatore en hommage au célèbre compositeur estonien.
Vasks a exploré des genres musicaux très diversifiés. Deux constantes dans son œuvre sont la sincérité de l’expression et l’intelligibilité quasi immédiate des messages véhiculés. Si son style trouve indéniablement ses racines dans l’« école » polonaise des années 1960, le Grove’s Dictionary of Music and Musicians a raison de le considérer comme un artiste jouissant d’une grande personnalité et d’une individualité propre. Bien que ses techniques d’écriture aient occasionnellement recours au hasard et aux procédés aléatoires de Lutosławski (Message, dernier mouvement du Concerto pour cor anglais, Lauda, Cantabile, Intrada du Premier Quatuor à Cordes,…), aux clusters (Message, second mouvement du Quatuor avec Piano) ou à la tonalité libre, ces « outils » ne sont jamais utilisés comme une fin en soi. Si les premières compositions de Vasks, flirtant avec l’atonalité, furent remarquées pour leur caractère non-conventionnel, ses œuvres plus récentes revêtent incontestablement un caractère tonal et marient les styles traditionnels et les méthodes compositionnelles plus modernes.
Chants d’oiseaux (pour lui, comme pour Dostoïevsky, ces dernières symbolisent l’espoir et la liberté) – on pense à Landscape with Birds pour flûte solo (1980) ou à Episodi e canto perpetuo pour trio avec piano (1985) –, éléments issus de la musique folklorique – en guise de référents à l’identité lettone –, glissandi éthérés, pédales se languissant dans les registres graves, et épisodes aléatoires évoquant des scènes de désenchantement et de chaos, constituent les principales ‘marques de fabrique’ de son œuvre. La plupart de ses compositions émergent du silence et disparaissent dans les nues au terme de glissandi ascendants très expressifs, à l’instar de volatiles prenant leur envol pour aller colporter sous d’autres cieux leurs chants fébriles. Les mouvements rapides prennent souvent des allures de toccatas agressives et, de temps à autre, sarcastiques, qui ne sont pas sans évoquer Chostakovitch (comme dans le Quatrième Quatuor à Cordes et le Quatuor avec Piano). Les idées clés résident toujours dans les mouvements lents, où de longues litanies au lyrisme prégnant déploient leurs ailes: “élégie”, “canto”, “cantabile”, sont autant d’expressions qu’on retrouve en entête des mouvements lents d’un grand nombre de ses œuvres (quatuors à cordes, quatuor avec piano, concertos pour violoncelle, concerto pour cor anglais, Episodi e canto perpetuo,…). Vasks est fasciné par les cantilènes, “le sentiment d’un chant immense et interminable.” Nul doute que ce poète de la musique aurait partagé l’avis de Max Bruch, pour qui la mélodie était l’âme de la musique.
Depuis les années 1990, la musique de Vasks s’est départie d’une dose de brutalité acariâtre, de dramatisme et de pathos, dont les œuvres écrites durant les années 1970 et 1980, sous domination soviétique, étaient fortement imprégnées. A cet égard, le Te Deum (1991) marque un tournant dans la dialectique de Vasks autant que dans son mode de pensée; franchement diatonique, sa musique de cette nouvelle « période » traduit les nouveaux idéaux émergents du compositeur. Vasks semble bien avoir définitivement rallié la cause de la « Nouvelle Simplicité ». “Cela fait déjà quelque temps que je me préoccupe moins de la manière dont je désire m’exprimer, que du contenu du message que j’entends transmettre. Dans Cantabile, une expression pure de la Joie, Vasks n’a voulu recourir qu’aux touches blanches du piano “pour dire, en huit minutes, combien la vie est belle”.
Dans sa quête de sonorités intimes, le compositeur letton a trouvé dans les instruments à cordes d’indéfectibles alliés. Pour lui, les cordes n’ont pas leurs pareilles pour véhiculer sans détours des messages compréhensible; nombre de ses œuvres sont écrites pour orchestre à cordes et violon solo (Distant Light, Vox Amoris, Lonely Angel, etc.). Ce n’est donc pas un hasard si Vasks fit ses premières armes au violon et évoque régulièrement l’époque à laquelle il jouait dans un quatuor à cordes comme étant la plus heureuse de son existence. S’il finit par se tourner, professionnellement, vers la contrebasse, son instrument favori est le violoncelle: “A mes yeux, le violoncelle est un peu comme ma propre voix intérieure (…). Je ressens cet instrument de manière organique.” Vasks aime à souligner que, en musique, il s’est toujours exprimé en toute liberté. “C’est pourquoi je compose essentiellement de la musique instrumentale, dit-il. Par ce biais, aucun contrôle idéologique ne peut trouver à s’exercer vis-à-vis de mes œuvres.” La musique instrumentale échappait à la censure du KGB. Certaines de ses pièces de musique vocale sont, dans le même esprit, dépourvues de textes (Plainscape,…). 

Credo

Vasks croit en “l’Art pour l’homme” plutôt que dans “l’Art pour l’art”. “La musique, soutient-il, est un art des émotions. Sans émotions, il n’y a pas d’art.”
L’un de ses principaux leitmotive est que la musique aide à maintenir le monde en équilibre. “Il ne m’est pas possible de penser au monde dans lequel nous vivons sans avoir à l’esprit que nous sommes des funambules sur le point de basculer dans le néant. La fin des temps à est à notre seuil, et c’est terrible. Mais quel serait l’intérêt de composer une œuvre qui ne ferait rien d’autre que nous rappeler que nous sommes à un pas de l’extinction? A mon sens, tout compositeur un tant soit peu honnête doit s’employer à chercher une issue aux crises de son époque. Avec foi et confiance. Il indique à l’humanité comment elle peut surmonter ce penchant pour l’autodestruction qui se traduit à intervalles réguliers par des colonnes de fumée noire. Lorsque je parviens à trouver pareille issue, une raison d’espérer, l’ébauche d’une perspective, alors je m’en saisis et l’érige en modèle pour mon œuvre.”
Vasks se définit volontiers comme un “ optimiste attristé”. “Les compositeurs ne devraient jamais écrire de musique ne laissant aucune place à l’espérance. Dans tout chant triste et tragique devrait percer un rai de lumière. Le nihilisme et le pessimisme sont tellement plus faciles, dès lors qu’ils n’exigent aucun effort. Sans doute ma musique contient-elle une dose de tristesse, mais on y trouve également une grande part d’optimisme et d’idéalisme. Je ne traverse des phases empreintes de pessimisme que pour finalement affirmer que je dis ‘oui’ à la beauté du monde, et continuerai à le dire jusqu’à mon dernier souffle. J’ai toujours aspiré à ce que ma musique résonne dans les lieux où sont réunis des gens malheureux – dans des hôpitaux, des prisons, des trains ou des bus surencombrés…; qu’elle console et interroge. La beauté et l’harmonie sont peut-être rares dans notre société, mais dans ma musique, elles ont droit de cité. Dans mes mouvements lents, il est toujours possible de ressentir mon amour, mon idéalisme et ma passion pour la vie”. Un credo qui nous rappelle l’oraison de Lyncée, à l’Acte III du second Faust de Goethe:

« La Beauté, malgré vos menaces,
Est plus forte qu’ire ou mépris »

Les pièces de Vasks sont souvent caractérisées par des titres au contenu programmatique. “Tout comme chacun d’entre nous a un nom, la moindre de mes compositions en a un, elle aussi, dans la mesure où elles sont toutes un peu comme mes enfants. (…) J’éprouve le besoin de les baptiser, en quelque sorte.” 

Un ‘prêcheur’…

Pēteris Vasks a parfois été qualifié de « musicien-prêcheur ». Un qualificatif qu’il ne réprouve nullement. “J’ai souvent dit que je faisais la même chose que mon père. Il était pasteur, je suis compositeur, mais nous partageons le désir de transmettre des valeurs spirituelles et de vivre en conformité avec celles-ci. Pour aider nos semblables à comprendre que nous participons d’un même esprit éternel (…) Je ne peux faire en sorte que tout le monde prenne conscience de cela, mais, jusqu’à mon dernier soupir, je m’emploierai à rappeler à mes pairs qu’un être humain n’est pas qu’une créature dominée par la fièvre d’acheter et de vendre. J’estime que la véritable mission de la musique est de refléter des valeurs spirituelles et éternelles étrangères à l’ordre séculier des choses. De même, dans la musique instrumentale, le plus important est le charge éthique, que le compositeur transmette ce message d’amour et de foi.” Sur ce plan, Vasks communie très probablement aux convictions d’un Ernest Chausson qui, le 21 février 1890, dans un courrier à Henry Lerolle, écrivait: "Je crois de plus en plus que l’art est une des choses les plus utiles en ce monde, et même qu’avec la religion et la philosophie, c’est la seule chose utile et vraiment bienfaisante."

… et un ‘mystique’

Le mysticisme et un profond attachement à la nature sont au cœur de l’esthétique de Vasks. Sa musique évoque la nature menacée et le besoin de défendre l’humanité à l’encontre de forces hostiles au développement harmonieux de la civilisation: instabilité politique et militaire, visions d’extinction. La relation entre l’homme et l’environnement, la beauté de la vie, l’éternité, d’une part, et la menace écologique, la désintégration morale de ces valeurs, de l’autre, sont les principaux sujets autour desquels s’articulent les œuvres du compositeur letton. La présence de cet “impératif éthique” suscite une atmosphère générale, au caractère profondément méditatif, et des contrastes réguliers et abrupts entre la beauté cristalline des idéaux et la souffrance qui se mue parfois en tragédie.

Lettonie et cosmopolitisme

Depuis l’indépendance de la Lettonie, la musique de Vasks est reconnue au plan international comme une représentation unique de la culture et de l’esprit lettons. Et, de fait, les compositions de Vasks font fréquemment référence à l’histoire du peuple letton et aux peines qu’il a endurées.
Il n’est pas excessif d’affirmer que les idiomes lettons peuvent être appréhendés au travers de l’héritage de Vasks, tout comme les idiomes polonais peuvent être saisis à l’écoute de Lutosławski, Górecki et Penderecki, le langage estonien à l’écoute de Pärt, et celui du peuple grégorien en s’intéressant à Kancheli – autant de compositeurs que Vasks considère comme ses frères spirituels. Chacune de ses pièces nous raconte le pays où il est né, où il vit encore aujourd’hui, et qu’il aime plus que tout au monde.
Vasks passa une grande partie de sa vie sous l’occupation soviétique et fut ainsi le témoin d’une ‘russification’ effrénée et délibérée de la Lettonie. Il a la conviction qu’il est de son devoir d’“éclairer les vies de [ses] compatriotes – qui ont tant souffert et qui, en dépit de l’indépendance qu’ils finirent par reconquérir, sont toujours bien loin de la liberté véritable. Nous racines sont imprégnées de tristesse et de souffrance, comme le sont celles de la population de nombreux autres pays d’Europe orientale. Mais en termes artistiques, notre histoire, aussi tragique fût-elle, nous a donné une irrépressible envie de créer, d’exprimer nos émotions.” Grāmata Čellam (‘Livre pour violoncelle’) composé en 1978, évoque la vie sous le régime communiste. Dans son Premier concerto pour violoncelle, le compositeur traite de la subsistance de la personnalité nonobstant les forces cruelles et brutales; il illustre ce que le totalitarisme fit subir aux peuples, comment ceux-ci s’extirpèrent de leur joug, et comment, avant tout, les Lettons trouvèrent la force de ne jamais baisser les bras. Lauda est un autre tribut à la population lettone. La symphonie Stimmen (‘Voices’) (1990-91) fut composée durant la période la plus sombre de l’histoire des Etats Baltes, au cours de laquelle ils firent sécession de l’URSS. Vingt ans plus tard, une page telle que Plainscape est empreinte d’une plus grande quiétude, mais continue d’évoquer encore et toujours la Lettonie – cette fois, au travers des paysages de Zemgale.

Comme l’a si joliment exprimé John Kehoe, quoiqu’étant profondément enracinée dans le pays qui les virent naître, les œuvres de Vasks ont l’aptitude de voyager loin. En fait, ce voyage, elles l’ont déjà entrepris. Outre Gidon Kremer, ami d’enfance du compositeur, de nombreux musiciens et phalanges renommés, provenant du monde entier, tels que David Geringas et Sol Gabetta, le Hilliard Ensemble, le Kronos Quartet et le Miami String, ont exécuté la musique de Vasks; la création mondiale du Quatrième Quatuor à Cordes eut lieu à Paris, la Deuxième Symphonie est le fruit d’une commande de la BBC et du Bournemouth Symphony Orchestra,… Bien qu’étant caractérisée par un sens aigu de l’identité nationale, les pages du compositeur letton séduisent les mélomanes de tous horizons, bien au-delà des frontières de sa patrie.
Olivier Vrins

A l’occasion de son septantième printemps, le musicien prolifique a eu la gentillesse de nous accorder un entretien.

- Pēteris Vasks, vous avez eu 70 ans en avril dernier. Etes-vous satisfait de ce que vous avez réalisé jusqu’à présent en tant qu’artiste? A quoi ressembleront vos créations futures?
Vivre baigné de musique est un immense bonheur. Dès ma première visite à l’opéra (Tannhäuser, en 1958), j’ai compris qu’il n’y avait rien de plus précieux dans la vie que la musique. Je n’ai qu’un seul désir: celui de continuer à composer aussi longtemps que j’en serai capable. Je pressens que mes œuvres à venir seront plus paisibles, plus lentes, plus ascétiques que celles qui ont vu le jour jusqu’ici; je me débarrasserai de tout ce qui est superflu. Je ne garderai que la pureté des sons.

- Votre production couvre une multitude de genres différents: trois symphonies, plusieurs concertos, de la musique de chambre, des œuvres de musique vocale, de la musique de film; et votre "Prière" a été créée dans un arrangement chorégraphique. Avez-vous jamais songé à composer un opéra?
J’aime beaucoup l’opéra. Lorsque j’avais 18 ans, j’ai commencé à écrire un opéra, dont j’ai même achevé le premier acte et la moitié du second; je me suis ensuite définitivement détourné de ce genre. Pourquoi? La réponse la plus simple consiste à dire que les meilleurs opéras que se puissent concevoir ont déjà vu le jour. 

– Votre œuvre la plus ancienne à avoir été publiée est Aria e danza, pour flûte et piano. Curieusement, la charmante aria me fait penser à Gabriel Fauré, dont on ne peut certainement pas dire qu’il ait influencé votre production ultérieure… Ce style “fauréen” est-il le simple fruit du hasard, ou aviez-vous déjà fait connaissance à l’époque avec la musique de chambre des compositeurs français de la première moitié du XXème siècle?Ce n’est qu’une intéressante coïncidence. En effet, la musique des maîtres français m’était inconnue lorsque j’ai accouché de la première version de Aria e danza au début des années 1970.

– Episodi e canto perpetuo est dédié à Olivier Messiaen. Ceci peut paraître surprenant, dans la mesure où la production de Messiaen semble fort éloignée de la vôtre en termes esthétiques, abstraction faite, peut-être, de votre attrait commun pour les chants d’oiseaux – qui se traduit avec insistance dans vos œuvres respectives – et d’une propension évidente à la spiritualité. Vos compositions ont-elles, à votre avis, d’autres points communs?
Olivier Messiaen est l’un de mes compositeurs préférés. Nos esthétiques sont à la fois proches et fort distantes. Comme vous le soulignez, notre amour des oiseaux et notre enchantement devant leurs airs mélodieux, ainsi que la dimension spirituelle de nos œuvres, tissent des liens entre celles-ci. Dans ma musique, j’ai toujours tenté d’exprimer la sainteté. Messiaen a réalisé cette ambition.

- Parmi les compositeurs qui ont exercé sur votre œuvre une influence déterminante, vous citez habituellement Sibelius, les compositeurs d’avant-garde polonais, ainsi que Pärt, entre autres. Qu’en est-il de Bartók? Dans Message, le rôle des deux pianos qui se fondent, pour ainsi dire, dans le pupitre des percussions, n’est pas sans évoquer le Concerto pour deux pianos et percussion du compositeur hongrois…
Je ne pense pas qu’on puisse dire que les œuvres de Bartók aient déteint, peu ou prou, sur les miennes. En composant Message, j’ai tout simplement cherché à impliquer dans une même partition les cordes, deux pianos, ainsi que des percussions, autant d’instruments auxquels j’avais déjà consacré plusieurs pièces, mais que je n’avais encore jamais regroupé dans une œuvre commune.

- Alors que plusieurs autres compositeurs d’Europe de l’Est, tels que Pärt, ont, à un moment donné, été séduits par les sirènes de la Seconde Ecole de Vienne, aucune de vos œuvres publiées n’affiche une esthétique ouvertement sérielle ou dodécaphonique. Les compositeurs vivants ont-ils encore quelque chose à apprendre de Schoenberg, Berg, Webern – voire d’un Boulez?
Durant les années 1960 et 1970, j’ai, moi aussi, connu une phase au cours de laquelle j’ai écrit plusieurs pages dodécaphoniques. La plupart d’entre elles ont été soit détruites, soit perdues. Ce fut une expérience enrichissante; cependant, j’ai vite réalisé que je ne pourrais m’astreindre sur le long terme à un système aussi oppressant. En tant que fils de la nature, j’ai besoin qu’on me laisse respirer; j’ai soif de liberté. 

- De fait, vous avez dit: “C’est désormais à l’aide de sonorités simples et transparentes que je me sens en mesure d’exprimer les choses les plus claires et essentielles. La période de ma vie au cours de laquelle j’éprouvais l’expérimentation comme quelque chose d'intéressant, voire vital, cette période est révolue.” De nombreux compositeurs, particulièrement en Europe de l’Est, mais pas uniquement, ont suivi une voie similaire. Comment l’expliquez-vous?
Bon nombre de musiciens d’Europe orientale, surtout ceux qui devinrent compositeurs sous des régimes totalitaires, sont parvenus à une conclusion fondamentale au cours de leur processus créatif: la musique peut être un moyen de lutter contre l’absurdité du système. Et la dimension spirituelle résonne dans leur musique avec une force immense. Je crois que, dans les temps plutôt sombres dans lesquels nous vivons, les compositeurs ont vocation à être des balises qui éclairent nos chemins et nous montrent la voie à suivre.

- Vous avez dit que la musique devrait sans doute servir à rappeler que, en dépit de l’absence relative d’harmonie dans notre monde et nos vies quotidiennes, une certaine stabilité est possible, et que la triade était, en quelque sorte, le reflet de cette stabilité. L’atonalité est-elle donc “instable”, “artificielle”? Serait-ce la raison pour laquelle tant de compositeurs en sont revenus à la tonalité au cours des dernières décennies – ou bien visaient-ils simplement à gagner à leur cause un public plus fourni?
A mes yeux, la musique atonale est un peu comme un voyage sans destination. C’est ainsi que je la considère aujourd’hui. En ce qui me concerne, je ne dirais pas que mon retour à la tonalité avait pour objectif de conquérir un plus large public. La tonalité est le langage qui convient aux œuvres que je ressens le besoin de créer, voilà tout. 

- Parmi les œuvres dont vous avez accouché, y en a-t-il une, en particulier, qui vous est plus chère que les autres, dont vous tenez absolument à ce qu’elle passe à la postérité? Pour beaucoup, votre concerto pour violon Distant Light est l’un d’un concertos les plus éthérés, méditatifs, et nostalgiques qui aient jamais été écrits. Il a acquis une immense popularité. Diriez-vous de cette partition qu’elle est “votre chef d’œuvre”?
La destinée de Distant Light est particulièrement enviable: des violonistes du monde entier se pressent pour le jouer, il plaît au public, il a été enregistré à de nombreuses reprises et a même été chorégraphié plusieurs fois. Pourtant, j’éprouve quelque réticence à dire qu’il s’agit de mon œuvre favorite. Toutes mes compositions sont un peu comme mes enfants. Je les ai toutes mises au monde avec le même amour; je ne pourrais, ni ne saurais, épingler l’une d’elles comme étant ma préférée.

– Certains ont écrit que le « mysticisme de la nature » était au cœur de votre esthétique. Etes-vous d’accord avec un tel propos?
J’aime cette expression. Je tiens à être proche de la nature. C’est ainsi que nous devrions vivre.

- Vous avez dit: “La plupart de nos contemporains ne croient plus en rien, n’aiment plus, et n’ont plus d’idéaux. La dimension spirituelle s’est évanouie. Mon intention est de nourrir les esprits; c’est ce que je prêche dans mes œuvres”; “la musique est le plus puissant de tous les arts, parce qu’il est le plus proche du Divin. La musique est, certes, impalpable, mais les sons peuvent exprimer la spiritualité.” Entre Stravinski, dont on sait qu’il considérait la musique comme étant incapable d’exprimer des sentiments, et Debussy, qui écrivit un jour que “la musique n’est pas l’expression d’un sentiment, c’est le sentiment lui-même”, je suppose que vous seriez plutôt enclin à partager l’opinion du second ?
En effet. 

- Pour Debussy, cependant, la musique, c’est du rêve; “du rêve dont on écarte les voiles”. Alors que votre musique nous parle du concret, du monde dans lequel nous vivons, non ?Ma musique évoque tant le monde réel, la mortalité de la chair, que le monde des rêves, la pérennité de l’esprit.

- Le caractère directement intelligible des messages que renferme votre musique a été décrit par certains critiques comme relevant d’une sorte de “naïveté”. Que leur répondez-vous ?
L’idéalisme dont est empreinte ma musique est-il naïf ? Ma foi est-elle naïve ? Mon amour participe-t-il, lui aussi, d’une forme de naïveté? Si c’est le cas, je suis un naïf chronique. Ainsi soit-il !

- Nombre de vos pièces en plusieurs mouvements sont structurées suivant le schéma “lent-vif-lent”. Vous avez expliqué à cet égard que les tempi vifs expriment, dans vos œuvres, les sentiments d’agression et de violence, alors que, par opposition, l’amour, l’idéalisme et votre attachement à la vie sont toujours perceptibles dans vos mouvements lents. Après tout, les mouvements vifs sont-ils vraiment nécessaires? Le public n’aspire-t-il pas qu’à l’amour et à la beauté – d’ailleurs, quantité d’œuvres nées de votre plume ne comptent qu’un seul mouvement, lent, élégiaque et recueilli? Est-ce parce que l’amour, la beauté, l’idéalisme et l’optimisme ne se peuvent comprendre parfaitement que lorsqu’ils sont mis en perspective avec le mal, la brutalité, l’indifférence et le pessimisme ?
Les tempi lents dominent dans ma musique, comme dans celle des compositeurs nordiques. Les passages emportés expriment chez moi – à quelques rares exceptions près, où ils dépeignent alors la vitalité – le mal, la cruauté ou la brutalité. De tels épisodes se retrouvent essentiellement dans mes œuvres comportant plusieurs mouvements. Ils sont nécessaires pour faire contraste avec le message principal. 

- Vous vous définissez volontiers comme un optimiste attristé; et, effectivement, même dans vos mouvements lents, l’amour et la beauté, l’harmonie du monde sont souvent exprimés dans le mode mineur. On pense à Percy Bysshe Shelley: “So sweet that joy is almost pain”…
C’est vrai, c’est incontestablement l’un des traits caractéristiques de ma musique: elle a, en point de mire, le climax émotionnel le plus élevé possible, mais dans le mode mineur. La musique folklorique de ma patrie est également, le plus souvent, en mineur.

- L’un de vos propos se retrouve dans toutes les encyclopédies et tous les programmes de concert relatifs à vos œuvres: “Dans ma musique, je parle letton”. Pourtant, depuis que la Lettonie a regagné son indépendance, votre musique a conquis les faveurs d’un public issu du monde entier. N’est-ce pas paradoxal ?
Dire que je m’exprime en letton dans mes œuvres constitue, bien entendu, une métaphore. Cela dit, il est vrai qu’aucun langage musical ne m'exaspère plus que l’Esperanto… Les interprètes, d’où qu’ils viennent, gagneraient sans aucun doute à garder à l’esprit, lorsqu’ils travaillent mes partitions, que mon langage comporte des ‘accents’ lettons très prononcés. 

- Durant une interview qu’il a eu l’amabilité de donner à Crescendo à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire, Giya Kancheli me dit que sa musique comportait de nombreuses allusions à la musique folklorique, mais aucune citation littérale, dès lors qu’il aurait le sentiment, en procédant à de telles citations, de plagier les œuvres d’autrui. Vos propres œuvres citent régulièrement, quant à elles, de manière littérale, des mélodies folkloriques…
J’utilise, il est vrai, quelquefois des thèmes issus de mélodies folkloriques dans mes compositions. Il m’est aussi arrivé, à l’occasion, de coucher sur papier mes propres "chants folkloriques", avec l’ambition qu’ils sonnent, autant que possible, comme étant "authentiques", et de les inclure ensuite dans mes œuvres. Le fait que le folklore letton constitue l’une des sources d’inspiration de ma musique ne fait pas l’ombre d’un doute.

 - Pouvez-vous nous donner un avant-goût des célébrations qui marqueront votre septantième anniversaire ?
Plusieurs concerts sont prévus en Lettonie. L’un d’eux a eu lieu le jour même de mon anniversaire, le 16 avril, dans la cathédrale de Riga, où ont été créées plusieurs nouvelles pièces chorales dont je suis l’auteur. En mai, je me suis rendu à deux festivals, au Pays de Galle et au Canada, en tant que compositeur en résidence. Fin juin, plusieurs de mes œuvres seront jouées à Londres. En août, je serai compositeur en résidence à l’occasion d’un festival organisé dans le nord de la Finlande. Fin septembre, je serai au Danemark; en octobre, à Strasbourg, etc. Que Dieu m’aide à survire à tout cela !

Propos recueillis par Olivier Vrins

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