Schubert en versions originales, avec Häkkinen, Höbarth et Rudin

par

Franz Schubert (1797-1828) : Sonate pour arpeggione et piano (1) ; Trio avec piano N° 2 (2). Aapo Häkkinen, pianoforte ; Erich Höbarth, violon (2) ; Alexander Rudin, arpeggione (1)  et violoncelle (2). 2019. 79’51. Livret en anglais et en allemand (biographies des interprètes seulement en anglais). 1 CD Naxos 8.573884.

La Sonate pour arpeggione et piano en la mineur D. 821 a été écrite par Schubert à la fin de sa vie, alors qu’il se savait déjà condamné et qu’il exprimait toute sa douleur dans sa musique. Elle est contemporaine du dramatique Quatuor « La jeune fille et la mort ». Au répertoire de tous les violoncellistes et de tous les altistes, elle a été écrite pour un instrument qui a eu une existence très éphémère mais a rencontré en Schubert celui qui lui a donné l’éternité avec cette Sonate. L’arpeggione ressemble à une grande guitare, se joue comme une basse de viole mais avec, le plus souvent et c’est le cas dans cet enregistrement, la technique d’archet du violoncelle. Elle est accordée avec les mêmes six cordes que la guitare mais une octave plus bas, et elle a des frettes. Jouer cette Sonate au violoncelle, dont la corde la plus haute est une quinte en-dessous de celle de l’arpeggione, confronte l’interprète à de redoutables difficultés techniques dans les parties aiguës, fort nombreuses. Si la jouer à l’alto, accordé une octave plus haut que le violoncelle, résout ce problème, il reste celui des parties les plus graves, que l’alto ne peut jouer, sa corde la plus basse étant une sixte au-dessus de celle de l’arpeggione. Les altistes sont donc contraints de jouer certains passages une octave au-dessus. Ainsi, les grandes descentes poignantes où Schubert exprime la douleur perdent une grande partie de leur effet. Sur le plan technique, certaines formules et intervalles entre les notes, inspirés à Schubert par l’accord de l’arpeggione, sont plus malaisés sur un alto ou un violoncelle. Et puis, quelques rares accords de cinq ou six sons ne peuvent bien entendu pas être joués par des instruments à quatre cordes.

En 1996, le luthier Bernard Sabatier a créé un instrument, précisément baptisé « arpegina », qui permet de jouer toutes les notes de la Sonate de Schubert. C’est un alto à cinq cordes, la corde supplémentaire étant un mi grave. Le commanditaire, l’altiste Jean-Paul Minali-Bella, a gravé cette Arpeggione avec Éric Ferrand N'Kaoua au piano (1998, non commercialisé). Cela sonne très bien, et le talent de l’arpeginiste (?) prouve que l’instrument se prête à toutes les variétés des instruments de la même famille. Mais cela reste un son d’alto, sans la résonnance des graves que permet l’arpeggione, nettement plus grande. Et puis, du point de vue de la main gauche, tout ce qui peut se passer entre deux notes est très différent selon que l’on joue un instrument sans frette, comme l'alto, le violoncelle ou l’arpegina, ou avec, comme l’arpeggione ou la viole de gambe, où l’on ne peut se permettre certains effets appuyés, et où l’on doit concentrer l’expression dans le jeu de l’archet. Cela donne un jeu qui peut être tout aussi sensible, mais naturellement plus sobre.

Par ailleurs, en plus de ce point commun, l’arpeggione a une sonorité proche de celle de la viole de gambe (et du luth quand elle est jouée en pizz), avec sa fragilité et son grain de son très particulier. En cela, on comprend qu’elle ait pu fasciner le caractère pudique et hypersensible de Schubert. Et c’est sans doute la raison pour laquelle entendre cette Sonate par l’instrument pour lequel elle a été conçue est aussi émouvant.

Cet enregistrement sur arpeggione n’est pas le premier. Depuis Klaus Storck et Alfons Kontarsky en 1974 (Archiv Produktion), très vivant mais parfois un peu fragile côté arpeggione et brutal côté pianoforte, il y en eut au moins quatre autres, dont celui de Nicolas Deletaille, l’arpeggioniste qui a tant fait pour le renouveau de son instrument ces vingt dernières années. Son enregistrement avec Paul Badura-Skoda en 2006 (Fuga Libera) est superbe instrumentalement, mais le déséquilibre sonore en faveur du pianoforte est parfois frustrant. Il y a quelques mois sortait celui de Guido Balestracci et Maude Gratton (Ricercar), passionnant musicalement mais très démonstratif.

Rien de tel avec Alexander Rudin et Aapo Häkkinen, tout en pudeur et en sensibilité. Dans l’Allegro moderato, ils sont même parfois presque hésitants. Une première écoute, surtout si l’on est habitué à des interprétations brillantes sur nos instruments modernes, peut donner une impression de précaution excessive. Mais en y retournant, on y entend le doute de celui qui aspire au bonheur en le sachant inaccessible. Il n’y a rien de larmoyant dans le court Adagio, mais comme une longue pause méditative et nostalgique, avant l’Allegretto, pris dans un tempo mesuré, loin de toute virtuosité, et qui paraît presque prolonger l’intériorité de tout ce qui précède. Même quand la musique devient plus agitée, les musiciens restent dans leur registre intime.

Alexander Rudin paraît tout à fait à l’aise avec l’arpeggione ; en s’effaçant toujours derrière la musique, il trouve de nombreuses dynamiques. Et surtout, il sait prendre son temps, pour se faire l’interprète des confidences de Schubert. Aapo Häkkinen est parfait d’attention et de soutien, trouvant de merveilleuses nuances, notamment grâce aux splendides graves du pianoforte construit par Conrad Graf en 1827.

La question de la version originale du Trio en mi bémol majeur Op. 100 D. 929 se pose en de tout autres termes. Elle concerne le dernier mouvement, que Schubert, sous la pression de ses amis et de son éditeur, a considérablement raccourci, supprimant la reprise (ce qui pose un réel problème de lisibilité de la structure) et deux longs passages (ce qui nous prive de pures merveilles). C’est ainsi que l’œuvre a été publiée de son vivant, et ce n’est qu’en 1975 que la version sans coupures a été publiée. Petit à petit, et non sans mal (certains enregistrements proposant les deux versions, afin que l’auditeur puisse se faire sa propre idée), il semble qu’elle finisse par faire de plus en plus d’adeptes, et il ne serait pas étonnant que dans l’avenir elle s’impose tout à fait. C'est en tout cas le choix d’Aapo Häkkinen, d’Erich Höbarth et d’Alexander Rudin (cette fois au violoncelle). 

Ce qui nous enthousiasmait dans la Sonate pour arpeggione, œuvre d’une dimension courante et d’un accès relativement facile, est légèrement moins convaincant dans le Trio, d’une ampleur inédite non seulement par sa durée (près d’une heure), mais aussi par la richesse de ses thèmes, les relations entre eux, la charge émotionnelle, la douleur exprimée, l’idée de la mort... Nous sommes véritablement en présence d’un immense chef-d'œuvre, peut-être le plus monumental de toute la littérature, pour trio avec piano, pourtant extrêmement riche. Et le temps où l’autre grand chef-d'œuvre pour cette formation de Schubert, le Trio en si bémol, avait la nette préférence des interprètes, est bel et bien terminé. Depuis quelques décennies, la concurrence est redoutable. Nous sommes devenus très exigeants...

L'Allegro est bien enlevé, mais dans les moments les plus sonores paraît un peu massif. La prise de son y est peut-être pour quelque chose. Les notes répétées, que l’on retrouvera tout au long du Trio, ainsi que les fins de phrases, sont un peu mécaniques. Tout est toujours très juste musicalement, et très réussi sur le plan instrumental, mais les fameuses « divines longueurs » chères à Robert Schumann manquent, justement, d’un rien de divin pour nous tenir tout à fait en haleine. L’Andante con moto, avec son thème célébrissime (celui du film Barry Lyndon) est plein de belles intentions musicales, mais peut-être un peu sophistiquées. Les trois interprètes ont tous quelque chose à dire, chacun à leur manière, et si on ne s’ennuie pas un instant, ce n’est pas toujours l’impression d’unité qui prévaut. Le Scherzando est léger à souhait, avec des cordes délicatement frémissantes dans l’accompagnement ; le contraste avec un Trio assez compact est total. Puis ce sont les vingt minutes de notre fameux Allegro moderato, joué à une vitesse relativement allante. C’est plutôt à nouveau la légèreté qui domine, ce qui plaira probablement à certains, mais que d’autres pourraient trouver un peu superficielle dans le formidable drame qu’est ce finale. Du fait de ce choix, l’ensemble manque de cohérence, et quand la tragédie survient, elle perd en impact. Il en est de même quand elle cesse, avec le sublime jaillissement du majeur, à la toute fin, qui devrait nous tirer des larmes de soulagement, et que l’on a entendu plus lumineux.

Le pianoforte est le même que pour l’Arpeggione. Étonnamment, il paraît plus étriqué, en particulier dans les aigus, un peu aigres. Aapo Häkkinen aurait-il été amené à appréhender l’instrument différemment ? À vrai dire, on le sent parfois un peu contraint par ses partenaires, réservant des inflexions musicales plus poussées à ses moments de liberté, quand il est seul. Le jeu d’Erich Höbarth est d’une grande finesse, et sa sonorité fruitée fort agréable. On aimerait cependant le sentir plus libre de prendre son temps, notamment dans les fins de phrases. Quant à Alexander Rudin, tout au plus pourrait-on lui reprocher quelques basses un peu trop appuyées. Pour le reste, il est tout à fait louable.

Cet album propose donc une version fort honnête du Trio en mi bémol, dont le principal intérêt, si on la compare aux plus grandes versions sur instruments modernes, est d’être « historiquement informée » ; c’est peut-être aussi sa limite, dans le sens où le contenu émotionnel, pourtant fondamental dans ce chef-d'œuvre, peut sembler parfois passer au second plan. Et avant, une très émouvante interprétation de la Sonate pour arpeggione et piano, qui prend tout son sens avec les instruments pour lesquels elle a été conçue ; ici les interprètes laissent s’exprimer toute leur sensibilité, rendant ainsi à cette œuvre ce qu’elle a d’extrêmement touchant.

Son : 8 – Livret : 7 – Répertoire : 10 – Interprétation : 8

Pierre Carrive

 

 

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.