Serpentes ignei in deserto, un éblouissant oratorio de Johann Adolph Hasse

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Johann Adolf Hasse (1699-1783) : Serpentes ignei in deserto, oratorio biblique pour six voix et instruments. Philippe Jaroussky (Moyzes), Julia Lezhneva (Angelus), Jakub Józef Orliński (Nathanael), Bruno de Sá (Josue), Carlo Vistoli (Eleazar), David Hansen (Eliab) ; Les Accents, violon et direction Thibault Noally. 2023. Notice en français, en anglais et en allemand. Livret en latin, avec traductions anglaise et française. 91’ 18’’. Un album Erato de deux CD 5021732399045. 

Né à côté de Hambourg, à Bergedorf, Johann Adolf Hasse, fils d’organiste, étudie dans la ville portuaire hanséatique. Il se fait applaudir sur scène dans le répertoire italien pour ses qualités de ténor, notamment à Brunswick où il donne son premier opéra. Il a un peu plus de vingt ans lorsqu’il se rend à Naples pour se perfectionner auprès de Porpora, puis d’Alessandro Scarlatti. Il connaît le succès dans la cité du Vésuve avec ses opéras, bouffes ou sérieux, puis à Venise, où Farinelli créée son Artaserse. Il compose pour l’Ospedale degli Incurabili et se marie en 1730 avec la soprano Faustina Bordoni (1797-1781), qui devient son interprète principale. On le retrouve à Dresde pour diriger la musique de la Cour. Il se partage entre cette fonction et des séjours en Italie, en particulier dans la cité des Doges. Grand voyageur, ce créateur prolifique ira aussi se produire à Paris devant la dauphine. Il s’établira quelques années à Vienne, avant de se partager à nouveau entre Dresde et Venise, où il décèdera. C’est à l’Ospedale, établissement pour jeunes filles, qu’est destiné son oratorio sacré de 1733/35, Serpentes ignei in deserto, dont le message spirituel est précisé dans la notice : l’homme ne doit pas douter de la bienveillance divine qui pardonne le péché et assure sa grâce pour le salut. 

Cette partition flamboyante est un pur joyau, basé sur un bref épisode de l’Ancien Testament, extrait du Livre des Nombres (Nb 21, 4-9), dont s’est inspiré le librettiste Bonaventura Bonomo, décédé en 1740. Au cours de leur fuite d’Égypte, les Hébreux errent longtemps dans le désert. Le peuple s’épuise, perd courage et doute de Dieu et de Moïse. Pour le punir, Dieu envoie des serpents venimeux qui mordent et font périr. Après intercession de Moïse, Dieu lui dit de façonner un serpent d’airain qu’il fixera à un poteau. Tout être mordu sera guéri en le contemplant. Saint Jean s’en souviendra dans son Évangile (3, 14), le serpent devenant le symbole du Christ crucifié, signe de vie éternelle et de salut des hommes. C’est ce récit aux côtés magiques que Hasse met en musique de façon subtilement narrative, sans bruits ni fureur, dans une atmosphère de fines mélodies expressives, qui expriment des états d’âme, et de récitatifs virtuoses, avec six protagonistes vocaux comme intervenants, des cordes et un continuo récurrent. 

Une remarquable version de ces « Serpents en feu dans le désert » existe depuis 2006, sous label Ambronay, Jérôme Corréas y dirigeant Les Paladins. L’œuvre étant destinée aux voix féminines de l’Ospedale, la distribution allait dans ce sens : Isabelle Poulenard, Valérie Gabail, Stéphanie d’Oustrac et Annette Markert, un contreténor, Robert Expert venant s’ajouter en Éléazar. Dans le présent enregistrement de juin 2023, l’option est différente. Une seule voix féminine est utilisée (Julia Lezhneva en Angelus), les cinq autres étant dévolues à quatre contreténors, et non des moindres, et au sopraniste Bruno de Sá, qui incarne Josué. Le plateau fait rêver lorsqu’on découvre la distribution. Le résultat est à la hauteur de l’attente : fascinant. L’inspiration de Hasse est à son comble, on est envoûté par cette avancée dramatique et par sa capacité narrative. Le texte latin étant joint, avec traduction française, on suit l’action avec un vif plaisir qui ne cesse de se renouveler.

Dans un entretien, Thibaut Noally, qui emmène ce récit biblique avec une réelle hauteur de vue, précise que l’écriture vocale des arias oscille entre virtuosité exacerbée et lyrisme belcantiste d’une grande profondeur et sobriété. Quatre personnages disposent d’un seul aria. Orliński est Nathanael, qui décrit les plaies horribles qui s’abattent sur le peuple hébreu ; Vistoli, en Eléazar, est dans l’imploration pour réclamer le pardon, alors que Josué/de Sá clame son espoir dans la fin de l’affliction. En Eliab, David Hansen exprime les angoisses face à un sort funeste qui fait souffrir. Tous quatre sont impeccables dans leur intervention, tout particulièrement le sopraniste Bruno de Sá, qui irradie de lumière. Le seul duo de l’oratorio, entre lui et Vistoli, est un moment de grâce.

Deux rôles bénéficient de deux arias. Philippe Jaroussky est Moïse, dont la voix, si elle n’est plus tout à fait au sommet, possède un métier qui lui permet de dominer la stature en termes de virtuosité. Son air d’entrée, qui tance l’ingratitude du peuple, de même que la péroraison, chant joyeux qui annonce la venue future du Christ, sont assumés avec musicalité. Reste la seule voix féminine, celle de la soprano russe Julia Lezhneva dans le rôle de l’Ange. Sans afféterie, elle déploie une belle éloquence, malgré quelques notes un peu dures. Son premier air, dans lequel elle souligne le mépris et l’impiété du peuple, et surtout « Aura beata, plaude jucunda », qui se réjouit de l’éloignement de la colère divine, sont remarquables d’intensité.

On souscrit tout à fait à la remarque de Thibault Noally, qui dirige ces Serpenti avec une ferveur communicative, lorsqu’il précise que la génération actuelle des contreténors offre la possibilité de rassembler des personnalités et des timbres vocaux tous très personnels, dont il résulte une grande variété de tempéraments et de couleurs. Le résultat est probant. Ce qui n’empêchera pas d’associer, dans une discothèque, la présente version à celle des voix féminines chez Ambronay. L’œuvre est digne d’être magnifiée par des qualités respectives.

Son : 9  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix 

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