Pour l’anniversaire Busoni, reparution du Concerto par David Lively et Michael Gielen
Ferruccio Busoni (1866-1924) : Concerto pour piano et orchestre en ut majeur, Op. 39. David Lively, piano ; Chœur d’hommes du Vokalensemble de Freiburg ; Orchestre symphonique de la SWF de Baden-Baden, direction : Michael Gielen 1990. Livret en anglais, allemand. Février 1990, réédition 2024. 72’00’’. SWR Music SWR19141CD
Ferruccio Busoni aurait fêté son centième anniversaire en 2024. À cette occasion, le label SWR a eu l’heureuse idée de rééditer cet enregistrement (initialement paru chez Koch) d’une œuvre-phare du compositeur italien. Un hapax du répertoire qui requiert un copieux effectif, avec bois par trois, une cinquantaine de cordes (dont contrebasses qui descendent jusqu’à l’ut « de seize pieds »), une équipe de trois percussionnistes et rien moins qu’un chœur d’hommes dans le Cantico final, illustrant des mots de la pièce Aladdin de l’écrivain danois Adam Oehlenschläger (1779-1850).
Après la création berlinoise sous la férule de Carl Muck en 1904, cet opus hors-norme fut défendu à Amsterdam par le clavier d’Egon Petri sous la conduite du compositeur, et par Fritz Reiner sur le sol américain. Des commentateurs l’affublèrent de « déluge de cacophonie », peut-être déroutés par un format et un langage qui ne le situent pas dans le sillage des confrontations concertantes issues de la tradition du XIXe siècle. Même si Busoni fut admiré comme un des éminents virtuoses depuis Franz Liszt, son opus 39 n’exhibe pas un protagoniste qui affronterait l’orchestre dans une veine héroïque. Mais il enrôle un soliste qui commente et décore, sans rien ôter à la difficulté de la partition, qui nécessite une redoutable habileté à soutenir la durée. Pour les longs mouvements 1 et 3, on peut penser à l’opus 56 en ut mineur de Xaver Scharwenka (disparu la même année que Busoni), ou au Concerto-Ballade qu’écrira Nikolai Medtner quatre décennies plus tard.
On supposerait que les salles ne se battent pas pour programmer ce concerto-fleuve qui, sur plus de 2200 mesures, se déploie en quelque soixante-dix minutes, voire une heure et demie dans l’enregistrement de Viktoria Postnikova & Guennadi Rojdestvenski (Erato, 1989). Il jouit toutefois d’une enviable discographie, telle qu’on l’appréhendera sur ce site, et l’on conviendra qu’il a ses champions au concert, comme David Lively qui l’a joué en janvier dernier aux Invalides de Paris, avec l’Orchestre de la Garde républicaine sous la direction de Sébastien Billard.
Depuis son vinyle Stravinsky/Ravel en 1980 sous la prestigieuse étiquette Deutsche Grammophon, le pianiste d’origine américaine n’a pas hésité à s’aventurer dans des contrées rarement visitées, comme le Sinfonisches Konzert de Wilhelm Furtwängler (Marco Polo), ou les concertos de Joseph Marx (ASV). Il possède d’évidence les moyens techniques de la gageure. Son jeu fluide et agile, capable de se densifier dans les agrégats harmoniques sans perdre sa finesse de teinte (le volet central), domine les enjeux narratifs du Prologo e Introito sans tirer la couverture à soi, et instille un subtil caractère ludique au Pezzo giocoso. Busoni n’est pas un projet de circonstance pour Michael Gielen, qui a joué et enregistré plusieurs de ses pages orchestrales, et ne se trouve pas indisposé par les vastes espaces des symphonies de Mahler ou Bruckner. Son expérience du répertoire moderne français lui fait prêter une oreille attentive aux alliances de timbres du Pezzo serioso, qu’il cerne avec un clair dessin sans masquer les strates.
Toutefois, le développement des idées de l’auteur de la Fantasia Contrappuntistica réclame aussi une animation dramatique qui se trouve un peu édulcorée par cette prestation. A contrario, les ressorts folkloriques des deux mouvements pairs sont exploités avec une verve bruitiste, quasi iconoclaste voire circassienne (Tarentella), sans concession à la séduction latine. Ces fragmentations aux arêtes vives contrastent avec la palette toute atmosphérique que l’interprétation accorde au tableau final, troquant la gouache pour l’aquarelle, au détriment de l’intensité émotionnelle doit-on regretter, malgré la précision limpide et cursive du maestro, qui cède parfois à une aride géométrisation du propos (l’avancée lapidaire vers la conclusion).
On déplore surtout une captation qui manque de présence et de densité, qui ternit les couleurs, qui emboit les nuances, la perspective entre les instruments, même dans les passages extravertis qui s’enlisent alors dans un excessif impressionnisme. Outre le magistral enregistrement de John Ogdon & Daniell Revenaugh (Emi, 1967) qui domina la discographie jusqu’à la remarquable version de Volker Banfield vingt ans après (CPO), la discographie s’est enrichie d’enviables alternatives, dont deux sous la baguette de Mark Elder (avec Peter Donohoe chez Emi, avec Marc-André Hamelin chez Hyperion). Les décors plus avenants du Cleveland Orchestra, flatté par les micros de Telarc, et du Boston Symphony Orchestra (Myrios), deux phalanges de luxe s’il en est, en respective compagnie des excellents Garrick Ohlsson et Kirill Gerstein, restent en tout cas préférables à la panoplie plus ordinaire des pupitres de Baden-Baden.
Christophe Steyne
Son : 6,5 – Livret : 8,5 – Répertoire : 8 – Interprétation : 8