Sheku et Isata Kanneh-Mason à Bozar : peuvent mieux faire

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En dépit de ce qu’une soirée des demi-finales du Concours Reine Elisabeth consacré cette année au violon se déroule au même moment à Flagey, c’est un public nombreux qui remplit la Salle Henry Le Boeuf du Palais des Beaux-Arts pour écouter le violoncelliste Sheku Kanneh-Mason, coqueluche du public et des médias britanniques, et sa soeur, à peine moins populaire, la pianiste Isata Kanneh-Mason. 

En dépit de leur célébrité insulaire qui va loin au-delà du milieu de la musique classique depuis que le violoncelliste se fit entendre au mariage du prince Harry avec Meghan Markle en 2018, les jeunes virtuoses -issus d’une fratrie de sept musiciens qui les a fait surnommer par certains « les Jackson de la musique classique »- proposent à un public plus jeune que d'ordinaire (ce qui est une très bonne chose) un programme sans concession -et sans entracte- de trois oeuvres très différentes et aux réelles exigences stylistiques et techniques.

C’est par l’Opus 102 N° 2, dernière des cinq sonates pour violoncelle et piano de Beethoven, que le duo entame son récital. Comme toujours dans les oeuvres de la troisième période de Beethoven, cette musique pose de réels problèmes aux exécutants, à commencer par cette façon de trouver le juste milieu entre la rigueur voire l’austérité de la forme et l’expression que l’on attend de la part d’interprètes qui ne peuvent faire l’économie de la réflexion dans une oeuvre de ce calibre. 

Ce qui frappe dès le début (et vaudra pour le reste de la soirée) est la différence de tempérament entre la pianiste et le violoncelliste. Si les notes ne lui posent guère problème, Isata Kanneh-Mason semble ne pas savoir trop qu’en faire. Son toucher sec, son phrasé fragmentaire, ses forte puissants mais laids étonnent. Elle s’améliore dans le splendide Adagio, mais dans le complexe troisième mouvement fugué, où la pianiste surpédale au détriment de la clarté, c’est en vain qu’on cherche une ligne directrice dans son interprétation. Sheku Kanneh-Mason, dont les expressions faciales montrent bien à quel point il vit la musique, fait preuve en revanche d’une approche nettement plus chaleureuse et donne à entendre de beaux phrasés en dépit de la sonorité curieusement voilée qu’il tire de son instrument. Cependant, on ne le sent pas tout à fait à l’aise sur le plan stylistique. Certainement au courant des principes de l’interprétation historiquement informée, le violoncelliste hésite entre trois possibilités quant au vibrato : soit il ne l’utilise pas du tout, soit il attaque les notes tenues sans vibrato pour les ‘’réchauffer’’ ensuite en vibrant, soit il utilise un vibrato de bon goût et sans ampleur excessive. Bref, l’impression qui prévaut est d’être face à une interprétation pas encore formée.

Ecrite en 1917, la Première sonate pour violoncelle et piano de Fauré fait partie de ces chefs-d’œuvre de la période tardive du compositeur où le charme mélodique d’antan le cède à la sobriété, voire au dépouillement mais aussi, comme dans le premier mouvement à une véhémence très probablement nourrie par les horreurs de la Première Guerre mondiale. Si la pianiste comprend justement qu’il n’y a pas à traiter ici Fauré en romantique fragile, elle tape malheureusement plus qu’à son tour. Le violoncelliste se montre ici nettement plus à l’aise sur le plan stylistique que dans Beethoven et son sens de la ligne longue et de la mélodie fauréenne se fait pleinement entendre dans une interprétation finement poétique et d’une belle intériorité du poignant Andante. La conclusion à la fois fantasque et apaisée du Finale est abordée avec une belle énergie par le duo. 

C’est sur une pièce plus ouvertement charmeuse, la Sonate pour violoncelle et piano de Chopin, que se conclut le programme. Sheku Kanneh-Mason y fait preuve d’un jeu d’un beau naturel, heureusement dépourvu d’alanguissements inutiles. Isata Kanneh-Mason se montre de son côté énergique et volontaire, même s’il lui arrive trop souvent de confondre force et brutalité dans les trois mouvements rapides. Heureusement, elle fait entendre de belles choses dans le touchant Largo où elle soutient très bien la touchante cantilène du violoncelle. C’est certainement dans Chopin que le duo se montre à son meilleur, même s’il est possible de lui reprocher une espèce d’expressivité généralisée dans l’interprétation. 

On ne peut conclure autrement qu’en constatant que nous sommes ici face à de jeunes musiciens bien évidemment très doués mais à qui il faut impérativement laisser le temps de mûrir comme d’approfondir leurs interprétations, et à qui il faut plus que tout souhaiter de ne pas succomber aux vaines sirènes du vedettariat. 

Bruxelles, Bozar, 15 mai 2024.

Crédits photographiques : Decca

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