Sigma Project, la vie de quatre saxophones à l’ère du réchauffement climatique

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Les œuvres pour quatuor de saxophones ne courent pas les auditoriums et le Sigma Project est un des rares défricheurs à inciter, depuis dix ans, les compositeurs à explorer les possibilités sonores de cet instrument aux reflets étincelants, fait de laiton (un mélange de cuivre et de zinc) ou d’argent -et dont Hector Berlioz s’émerveille, en 1842, devant le son « plein, moelleux, vibrant, d’une force énorme »-, d’abord intégré à l’orchestre avant que le jazz n’en fasse une vedette soliste. Ce répertoire, dans un premier temps nourri de pièces adaptées de versions écrites pour d’autres instrumentariums, le quatuor madrilène œuvre depuis dix ans à le développer, au travers d’une cinquantaine de commandes à ce jour : quatre des cinq partitions au programme en sont le résultat, et c’est le cas pour la création de In my end is my beginning (Ma fin est mon commencement) de l’italienne Francesca Verunelli (1979-), dont on connaît l’intérêt pour la dimension temporelle dans la musique : un souffle sourd, grincheux, qui prend peu à peu des accents maléfiques, nourrissant, sous nos yeux mais à notre insu, une menace intrigante, discrète mais entêtée, faite de recommencements réitérés, latente au fond depuis le début, et qui éclate en un orage sombre, puissant et bref, suivi de répliques sourdes et mouillées, qui s‘éloignent comme des nuages noirs poussés par un vent invisible.

Pour Knossos, qui ouvre le programme, premier volet de Poética del laberinto, trois pièces pour saxophones écrites en 2016-2017 par leur compatriote Alberto Posadas (1967-) -qui base souvent ses stratégies de composition sur des concepts scientifiques (fractales, mouvement brownien, modèle de la croissance végétale ou de l’arbre pulmonaire)-, les musiciens entrent, l’un après l’autre, pieds nus et vêtus de blanc et apportent graduellement les sonorités microscopiques qui s’agrègent, comme la colonie transcende de son unité l’individualité des fourmis, en un tapis bruissant où un saxophone s’adapte à l’autre (et vice-versa), dans une interaction constante et indifférenciée : la pièce avance comme dans un statu quo, selon un fil qui n’est pas conducteur -tel un papillon qui virevolte, certes, mais toujours plus près de la lumière. Une œuvre étrange et ponctuée de légères stridences- elle donne envie d’aller plus loin.

Seule pièce au programme qui ne résulte pas d’une commande du quartet, le Quatuor de Georg Friedrich Haas (1953-) convoque un saxophone soprano, un alto, un ténor et un bariton, chacun participant à l’édification d’une pulsation fondatrice, qui flue et reflue comme les souffles humains de Steve Reich dans Music for 18 musicians, dramatiquement immobilisée au final comme un de ces paquebots pris au piège d’un chenal trop étroit pour son immensité, sifflant son impuissance avec une rage contenue : de même que Giacinto Scelsi, Haas s’intéresse à la sonorité en tant que telle, complexe, en transformation progressive, évoluant peu à peu vers un climax appuyé -ici, d’une intense beauté.

Raphaël Cendo (1975-) débute l’écriture de Homeless Carrera (un titre à la dimension sociale, qui évoque la tentation humaine du confort embourgeoisé, sans cesse hantée par le spectre du sans-abri zonant dans la rue) en période Covid : d’abord bloqué par la stupéfaction face aux mesures inédites de confinement, malgré une idée déjà précise de la structure harmonique et des textures du morceau, le crayon traîne sur le papier pendant des semaines avant que les échanges (à distance) avec l’ensemble extraient le compositeur de sa sidération. C’est finalement un quintette qui émerge (l’électronique, très présente,  volontairement basée sur une certaine pauvreté du matériau -Cendo préenregistre des sons avec son ordinateur ou son téléphone portable- est jouée live), pour une musique fondée sur des tensions harmoniques et un itinéraire de saturation (cette fureur caractéristique de l’univers du compositeur), qui se partage entre deux forces, l’une faite d’accords reconnaissables comme éléments de la musique populaire, l’autre, reconnaissable, elle, comme l’agressivité de la vie, la violence du temps. L’électronique, parfois importune et d’un apport contestable, brouille plus qu’elle ne soutient le rôle des instruments -quitte à égarer l’auditeur dans un final aux relents nihilistes.

Ash – music for the Eremozoic, le titre intrigant de la pièce de la compositrice australienne, se réfère à cet « âge de la solitude », où une nouvelle extinction de masse, cette fois issue des activités humaines, laisserait la Terre quasi dépourvue de vie : marquée par les récents et destructeurs incendies de brousse dans son pays-continent, Liza Lim lutte à sa manière contre cette perspective désolante et propose un triptyque témoin où la première partie, Sacrament, incite simplement à être présent à ce qui nous entoure, avant que Residua renvoie au temps fossilisé et que Night sky with wildflowers initie une sorte de résonance, qui stimule à se connecter à l’environnement. Sa musique fascine, où des boules de poils soniques roulent au vent, s’éparpillent, s’arrêtent, repartent, prennent leur souffle, s’élancent en jets et révèlent peu à peu leur puissance ; où les claquements de langue évoquent l’entrechoquement des os d’un squelette aspiré par la terre et développent un rythme, une vie propre ; où la résonance des spring drums (qui vibrent et rugissent sourdement, y compris dans le pavillon de l’instrument) rime enfin avec une possible résilience.

Luxembourg, Philharmonie, le 6 mai 2022

Bernard Vincken

Crédits photographiques : Philharmonie/ Alfonso Salgueiro

 

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