Quand Richard Strauss écrivait ses « mémoires » …

par

Richard Strauss : Moi, je fais l’Histoire de la musique. Textes réunis, traduits et annotés par Christophe Looten. Paris, Fayard, ISBN 978-2-213-71221-5. 2022, 309 p. 24 Euros. 

Une autobiographie de Richard Strauss ? Pas exactement, comme l’annonce Christophe Looten (°1958) dans son introduction : « En lisant tous ces souvenirs et anecdotes, je me suis rendu compte qu’ils constituaient la trame des « Mémoires » que le compositeur n’a jamais écrites. » L’auteur de cette réunion de textes est un spécialiste de la musique allemande de la seconde moitié du XIXe siècle. Il a consacré à Wagner deux remarquables volumes, déjà chez Fayard (Dans la tête de Richard Wagner, 2011 et Bons baisers de Bayreuth, 2013). Il est aussi compositeur, notamment de deux opéras et de pages symphoniques. 

Dès 1911, Richard Strauss rédigeait des textes théoriques ou d’ordre personnel qu’il livrait à des journaux. Vingt ans plus tard, il entama une série de seize cahiers aux contenus divers et variés, dont une partie sera publiée en 1949, l’année de son décès, sous le titre Betrachtungen und Erinnerungen. L’intégralité de ces écrits disparates et sans ordre spécifique, tracés au gré des humeurs (et de l’humour) du compositeur, a connu une publication allemande en 2016, sous l’égide de la Société Richard Strauss de Munich. Pour la première fois en français, Christophe Looten propose une sélection de ces ensembles sous une forme chronologique, en suivant la carrière du compositeur. La lecture en est passionnante. 

On lira avec délectation les pages sur l’enfance, la jeunesse et les années « glorieuses » (1898-1919), les allusions au père Franz, premier corniste à l’Opéra Royal de Munich qui eut des relations que l’on peut qualifier d’orageuses avec Wagner, les rencontres avec Johannes Brahms, Gustav Mahler, Max Reinhardt ou Serge Diaghilew, le travail avec Hugo von Hofmannstahl ou Stefan Zweig, les rencontres avec des chefs d’orchestre comme Hans von Bülow, Hermann Levi, Clemens Krauss, Hans Knappertsbusch ou Karl Böhm, des propos sur Bach, Mozart, Gluck, Beethoven, Berlioz, Schubert, Liszt, Johann Strauss fils (bel éloge de son « génie souriant »), Brahms ou Bruckner (ceux-ci n’étant pas toujours épargnés, en particulier le second nommé), des anecdotes en tous genres, ou des réflexions sur la mélodie ou l’inspiration. Ainsi que de très nombreuses pages exaltant la figure et les œuvres de Richard Wagner, pour lequel l’admiration de Richard Strauss semble sans bornes.  

On découvrira avec autant de plaisir la présentation analytique que fait Richard Strauss de ses propres compositions, l’opéra y tenant une place fondamentale. C’est dans les deux parties intitulées « Les dernières années » (1933-1938) et « Les années sombres » (1939-1949) que l’on trouve une série de textes sous le titre général Histoire de la création de mes opéras. On peut suivre le parcours qui va de Guntram à Capriccio, en passant bien sûr par Salomé, Elektra ou Le Chevalier à la rose. Cinquante pages nourries de réflexions sur la gestation, les librettistes, les répétitions, les mises en scène, les représentations ou les interprètes (Lotte Lehmann, Hans Hotter, Viorica Ursuleac, Maria Jeritza…). Ces précieuses explications vécues sont insérées dans cette seconde moitié de l’ouvrage qui couvre donc la période nazie, au sein de laquelle l’ambigüité avérée du compositeur face au régime hitlérien pose question, puis l’après-guerre. Comme le dit la quatrième de couverture, on peut ainsi mieux comprendre pourquoi Strauss n’a pas quitté l’Allemagne nazie et ce qu’il a essayé de faire durant cette période tragique. Des précisions sont apportées quant à son limogeage du poste de président de la Chambre de musique du Reich, aux relations avec Goebbels, à une conversation avec Mussolini ou à l’épisode de l’hymne olympique de 1936, composé par Strauss, ou, plus tard, à l’occupation de sa maison de Garmisch envisagée par les troupes américaines le 30 avril 1945, désagrément que sa notoriété lui évita.

Après lecture, on ne peut s’empêcher de méditer sur l’ambivalence straussienne pendant toute cette période noire. On notera ce qu’écrit le compositeur au sujet du régime déchu, le 19 juillet 1945, lorsqu’il dit essayer de comprendre l’apparition d’Hitler (p. 264-265) : Seul à un criminel, à un ignorant, à un fou inculte de cette espèce pouvait être attribuée la tâche de détruire totalement ce Reich apparemment si puissant, habité par le peuple le plus fort et le plus cultivé du monde, soutenu par une énorme puissance militaire. Cela devrait nous guérir une fois pour toutes de toute ambition de pouvoir planétaire, de toute volonté impérialiste et nous faire comprendre la seule chose que le monde peut accepter. L’Europe centrale est un centre culturel et l’Allemagne est le cœur du monde ! Six mois auparavant, Strauss faisait état de son indignation face aux bombardements alliés sur Dresde. Le 15 février 1945, il écrivait : Des pirates anglo-américains, envoyés par les ennemis mortels de la civilisation, Roosevelt et Churchill, ont réduit en cendres un nombre infini de maisons ainsi que plusieurs bâtiments de la ville sur l’Elbe. Juste après, il ajoutait : L’Opéra de Munich est en cendres, détruit par des monstres criminels : le temple sacré où sonnèrent pour la première fois Tristan, Les Maîtres chanteurs, L’Or du Rhin et la Walkyrie ! (p.256 et 258). Cette douleur culturelle est exprimée face à la destruction de mémorables institutions, dont la première s’inscrit dans le contexte de ses opéras, presque tous créés à Dresde, la seconde dans celui de son attachement à un lieu plein de souvenirs musicaux. Mais est-ce bien Roosevelt et Churchill qui étaient « les ennemis mortels de la civilisation » ou « des monstres criminels » ? Les mots de juillet atténuent ces affirmations faites à brûle-pourpoint, mais la profession de foi de l’Allemagne « cœur du monde » laisse l’équivoque straussienne au cœur d’un débat auquel chacun apportera sa réponse.

Christophe Looten a raison de souligner dans son introduction la naïveté et l’absence de sens politique de Strauss, qui a toutefois, il faut le reconnaître, tiré « bénéfice » d’un régime qui le programmait avec régularité. On lira les pages 273 et suivantes, où le compositeur énonce une série d’explications sous le titre « les sacrifices que j’ai faits » pour ne pas s’être tenu à l’écart du mouvement nazi. Il cite notamment ce concert dont il a dû se « charger » à la place de Bruno Walter, qui venait d’être chassé. Sacrifice ou opportunité ? Un certain malaise s’installe chez le lecteur qui découvre de telles clarifications sibyllines et une forme d’auto-défense qui ne dit pas son nom. Christophe Looten précise, quant aux textes écrits entre 1936 et 1949, que « […] n’étant pas destinés à être publiés, on doit les considérer comme des témoignages honnêtes : on y entend la voix du compositeur. » Peut-être, mais l’équivoque subsiste.

Voici en tout cas un ouvrage qui apporte un éclairage des plus fondamentaux sur ce créateur dont on admire sans réserve la musique, mais face à la personnalité duquel on peut demeurer circonspect. Une bibliographie, suivie d’un index fourni qui permet d’accéder aisément à l’un ou l’autre sujet, complètent ce précieux volume.  

Jean Lacroix 

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.