La neuvième symphonie de Bruckner à l’orgue, conquête d’une Terra nullia

par

Anton Bruckner (1824-1896) : Symphonie no 9 en ré mineur WAB 109 (arrgmt Eberhard Klotz). Thilo Muster, orgue de l’église Saint-Martin de Dudelange (Luxembourg). Mars 2019. Livret en allemand, anglais, néerlandais. TT 61’44. Organroxx 16

Organiste sa vie durant, Bruckner se fit inhumer sous la tribune de l’Abbaye de Saint-Florian, où il avait été titularisé en 1851. Il ne laisse derrière lui qu’une poignée de pièces d’orgue, même si ses symphonies furent probablement pensées, façonnées devant ses claviers. Face à pareille carence, et pareille opportunité, on pourrait croire nombreux les enregistrements qui adaptèrent pour les tuyaux son corpus symphonique. Or l’album qui nous arrive, consacré à l’ultime Neuvième, s’inscrit sur une discographie quasi déserte. Mais il n’arrive pas seul puisque Gerd Schaller, spécialiste du compositeur (cf sa gravure orchestrale des onze symphonies avec la Philharmone Festiva), enregistra voilà quelques mois chez Profil Hänssler son propre arrangement incluant une reconstitution du Finale (736 mesures).

Thilo Muster s’en tient aux trois mouvements achevés, dans l’élaboration constituée par Eberhard Klotz qui prévoit une transcription de neuf symphonies d’ici 2024, éditée chez Merseburger Verlag de Kassel. L’organiste allemand, qui officia dix ans à la Cathédrale Saint-Pierre de Genève jusque 2005 avant de s’établir à Bâle, dispose d’une discographie mince mais éclectique : John Bull, Johann Sebastian Bach, le Baroque français, un récital balkanique. Et désormais le maître autrichien. Il nous propose ici une lecture patiente, à la fois puissante et évocatrice, qui s’appuie sur les ressources d’un instrument luxembourgeois souvent sollicité dans le répertoire romantique, moderne, et aussi les transcriptions (Debussy, Ravel par Gunnar Idenstam ; Pasión du duo Vernet/Meckler chez Ligia…) ou les improvisations (Pierre Pincemaille, Daniel Roth…) Depuis la restauration (2002) par les ateliers de Thomas Jann, quatre claviers, dont deux en boîte expressive et un en chamade, s’étayent sur un pédalier en 32 pieds (fonds et anche) pour 78 jeux réels. Velouté, plénitude, personnalité des jeux solistes, subtilité de la dynamique : l’instrument a le profil de l’emploi.

L’interprète ne découvrait pas cette transcription lors des sessions, puisqu’il l’avait déjà préalablement jouée en concert, ainsi à l’Evangelischen Stadtkirche de Karlsruhe en août 2015. Il semble manifestement à l’aise avec la partition, même si certains vecteurs de l’expression brucknérienne semblent mieux convenir à la circonstance. Dans le premier mouvement, l’interprétation honore mieux ce qui relève du misterioso que du feierlich, qui manque un peu de coffre malgré le recours aux anches. La troisième section du thème principal (2’40), le climax en fa mineur (22’56) rivalisent peu avec la puissance dévastatrice de leur équivalent en salle. En revanche, la transition en si bémol (3’20-4’00), par les timbres différenciés, reproduit des échanges convaincants qui rappellent les appels de bois sur pizzicati. On retient son souffle pour la suavité du second thème en la majeur (4’04), la transition au hautbois (7’13), le sublime moderato (8’00), l’accelerando (14’47) vers la récapitulation fff en ré mineur : tous ces moments fonctionnent bien et engendrent leur magie. Magie hélas troublée par des bruits parasites et récurrents, y compris dans des moments névralgiques : 16’17-16’35 (entre le cortège en la bémol mineur et le thème principal en ut mineur), dans la Coda (24’15) et à divers autres endroits. Bruit de bois qu’on martèle.

L’Adagio s’annonce tout aussi réussi, la ferveur y est d’emblée, densifiée sur des fonds : le merveilleux essor de l’Amen de Dresde (0’27) souligné par la trompette, l’hymne tapissé des cuivres (2’53) sur des Principaux cossus. Thilo Muster fait adroitement pressentir la remobilisation vers le réconfortant Sehr langsam (4’33) que dans l’original les violons déroulent sur la corde de sol, puis le havre lumineux du etwas bewegter (5’54, repris à 13’11). Un ralenti particulièrement appuyé singularise l’apparition de flûte (7’25), ultime volute comme un oiseau chante sur le grabat, s’inquiétant de la vie qui s’en va. Beaucoup de nuances pour le wie im Anfange (7’52-9’40). Les appels extatiques du chiffre H (12’20) pourraient davantage impressionner. Toutefois le Développement ménage sa progression dramatique : l’escalade de pédalier (14’36), l’ampleur du breit (15’27). Le bourdonnement de triple-croches nous emmène vers un climax de haute volée (17’12), même si l’écoute est à nouveau perturbée par quelques percussions incongrues. Pas de quoi troubler la quiétude bienheureuse de la Coda que l’interprète dessine avec soin. L’approche se veut plus étoffée que celle de Norbert Schmitz-Witter sur le Rieger de Hennef (Motette, avril 2008), qui paraphait la luminosité de ses textures par quelques tintements conclusifs de glockenspiel.

Le choix de tempi mesurés aura autorisé une délicate floraison poétique, propice au recueillement de ces deux tableaux. En revanche, Thilo Muster privilégie une vive approche du Bewegt central, très animé effectivement : un jeu agile, une registration piquante pour imiter les grappes de pizzicati qui s’échangent dans l’introduction. L’ostinato (0’39) ne dissipe pas la profusion-confusion de la parure orchestrale, quoique le trépignement s’avère non moins efficace. Aucun relâchement pour le Développement (1’44) qui, sous ses airs délurés, maintient la tension. Le sautillant Trio (3’50) est sans doute le passage le plus éprouvant à figurer sur les tuyaux, néanmoins la pulsation staccato aux archets, le spiccato aérien de la mélodie rencontrent ici une exécution crédible, tant pour le phrasé que le dosage des volumes. À ce titre, toutefois, les ondoiements de double-croches de la section médiane (4’58) tendent peut-être à dominer la mélodie principale et à gommer son caractère résilient. Mais dans l’ensemble, tout ce Scherzo a fière allure.

Eberhard Klotz précise dans sa notice (un peu généraliste, hélas, on aurait souhaité quelques précisions ou exemples de son labeur) que sa transcription « ne se conçoit pas comme un substitut de la version orchestrale, mais plutôt comme une nouvelle symphonie pour orgue spécialement écrite pour l’orgue et ses capacités tonales ». Thilo Muster est parvenu à y instiller un sens de l’architecture, de la couleur, et de l’imagerie visionnaire qui se révèlent fidèles, mutatis mutandis, aux archétypes brucknériens. Avant tout, il possède ce cantabile, ce tactus mouvant et évolutif qui, dans ce monument dédié à Dieu, y modulent toute la palette d’émotions et l’imprègnent si généreusement.

Son : 8 (bruits parasites…) – Livret : 6 – Répertoire : 10 – Interprétation : 8,5

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

 

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