Sonates et Rondos de Mozart : une lecture vivante et authentique par Jérôme Hantaï

par

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Sonate en ut majeur K 309, Rondo en Fa Majeur K 494,  Rondo en ré majeur K 485,  Sonate en si bémol majeur K 333,  Suite en ut majeur K 399 (Allemande en ut mineur : Andante),  Rondo en la mineur K 511. Jérôme Hantaï, pianoforte./2020. Livret en français et en anglais. 72’27’’. Mirare MIR730.

Jérôme Hantaï partage ses activités musicales d’interprète entre la viole de gambe et le pianoforte, deux instruments qu’il maîtrise à un suprême degré. Passionné par la recherche d’une interprétation baroque authentique, il étudie la viole de gambe au Conservatoire Royal de Bruxelles avec Wieland Kuijken. Il collabore avec les plus grands interprètes, initiateurs du mouvement baroque prônant le retour aux instruments d’époque comme Wieland, Sigiswald et Barthold Kuijken, mais aussi Jean-Claude Malgoire, René Jacobs, Phillipe Herreweghe et Gustav Leonhardt. Avec ses frères Pierre (clavecin) et Marc (traverso) ils constituent le Trio Hantaï et explorent ensemble cet immense répertoire baroque et classique tout en conservant cet objectif d’authenticité. Jérôme Hantaï, tout comme le furent en leur temps Paul Badura-Skoda où Jörg Demus, s’intéresse de près aux pianos historiques et à leur facture. A la période classique à Vienne, la facture instrumentale évolue très vite passant en seulement quelques décennies du clavecin au pianoforte. Au sein même des pianofortes l’évolution est elle aussi très rapide, les instruments devenant de plus en plus puissants et possédant une tessiture de plus en plus étendue. Les pianofortes évoluent de façon fulgurante et les instruments construits vers 1780 par Andréas Stein pour Mozart, avec qui il s’était lié d’amitié, n’ont plus rien de commun ni en envergure, ni en puissance avec les pianos de Conrad Graf, de John Broadwood ou de Sébastien Erard, que Beethoven utilisera quelques décennies plus tard.

Les œuvres composées en cette fin de dix-huitième siècle témoignent de ces transformations techniques qui modifient sans cesse les sonorités et accroissent les possibilités de chaque instrument. Cette évolution de la facture instrumentale génère de multiples modifications, au niveau de la puissance, de la résonnance (par l’utilisation de pédales et d’étouffoirs appropriés), de la répétition rapide des notes (par le double échappement), de la gestion des nuances, et bien sûr par l’accroissement de la tessiture de l’instrument, de plus en plus étendue. Cela entraîne une extension du clavier, qui passe de cinq octaves en 1775 à six octaves et demie vers 1820. 

Le passage du clavecin au premier pianoforte entraîne déjà une modification importante de l’écriture musicale et Mozart participera de manière très active à cette évolution. 

Le disque témoignera bien plus tard de cette mutation et depuis les années 1930 d’innombrables enregistrements des pièces pour clavier de Mozart voient le jour et tout d’abord sur piano moderne avec Edwin Fischer, Artur Schnabel. Chaque décennie aura « son » interprète mozartien de Lili Kraus à Clara Haskil, de Christoph Eschenbach à Alfred Brendel, de Maria Joao Pires à Christian Zacharias et cela perdure avec les enregistrements les plus récents d’Elisabeth Léonskaja ou de Mao Fujita. Si l’on excepte quelques tentatives moins probantes de certains grands clavecinistes comme Wanda Landowska, Gustav Leonhardt ou Huguette Dreyfus, le disque voit fleurir depuis la fin du vingtième siècle des interprétations sur pianoforte. Ces pianofortistes historiquement informés sélectionnent leurs instruments en fonction des partitions interprétées en tenant compte de la facture de chaque instrument, de son étendue, de sa puissance etc. Cela commencera avec Paul Badura-Skoda et Jörg Demus jouant sur des instruments d’époque restaurés. D’autres pianofortistes viendront s’ajouter à la liste lorsque les facteurs de pianoforte feront des copies d’instruments tels que Mozart les a connus. On trouve alors des enregistrements d’Andréas Staier, de Malcolm Bilsom, d’Alexeï Lubimov, puis plus récemment de Kristian Bezuidenhout, Ronald Brautigam ou Robert Levin. Contrairement au piano moderne qui peut tout jouer mais dont le son est standardisé, chaque pianoforte a ses propres caractéristiques et sa propre personnalité. Il devient le véritable partenaire de l’interprète pour un répertoire précis, puisque ce dernier en connait parfaitement les caractéristiques, mais aussi les limites.    

L’instrument utilisé par Jérôme Hantaï pour cet enregistrement est un magnifique pianoforte (anonyme du dix-huitième siècle, restauré par Christopher Clarke) à la sonorité claire et chaleureuse. Il est parfaitement adapté à l’interprétation des pièces proposées ici. Celles-ci ont été composées sur une période d’environ dix ans, de 1777 à 1787, dans les divers centres musicaux où Mozart a séjourné comme Mannheim, Paris, Linz, et bien sûr Vienne où il résidait. 

Au cours de sa vie Mozart a beaucoup voyagé. Depuis sa plus tendre enfance, il a sillonné l’Europe, accompagné généralement par son père. Son statut d’enfant prodige le menait de Cour en Cour, où il éblouissait par ses talents musicaux tous les monarques et hauts personnages avides de divertissements et de curiosités. Devenu adulte, il continuera à voyager beaucoup et les nombreux concerts qu’il donne au cours de ses tournées l’obligent à composer sans cesse de nouvelles pièces afin de renouveler en permanence son répertoire. Ces œuvres font souvent l’objet de dédicaces à des personnages rencontrés au cours de ses voyages comme cette Sonate K 309 composée à Mannheim en 1777 pour son élève, la fille de son collègue et ami Christian Cannabich alors âgée de treize ans.

Toutes les œuvres proposées ici par Jérôme Hantaï ont été composées par Mozart à l’âge adulte, à une époque moins sereine, où il n’était plus considéré comme un enfant prodige éblouissant, et pas encore comme le génie universel que nous connaissons. A cette époque son succès décline puisqu’il n’est plus en âge de réaliser des pirouettes musicales dont était friand un public versatile qui dorénavant lui tourne le dos. Certains de ses voyages tournent au fiasco comme celui entrepris à Paris en 1778 où il assistera impuissant et sans ressources à la maladie subite et à la mort de sa mère, loin des siens et de son pays, son père ayant été retenu par l’archevêque de Salzbourg pour les besoins de sa charge.

La Sonate en ut majeur K 309 témoigne de cette vie de voyages où Mozart et sa mère résident chez Christian Cannabich, chef de l’orchestre de Mannheim alors extrêmement réputé. Cette œuvre est composée pour sa fille Rosa, dont Mozart veut faire de l’andante le portrait musical. Comme le notent le père et la sœur de Mozart, cette œuvre fait référence au style alors à la mode à Mannheim et possède une indéniable dimension orchestrale dans son premier mouvement où, après un « tutti à l’unisson », un thème plus lyrique vient prendre par contraste toute sa couleur. Tout au long du mouvement, Mozart joue sur des contrastes mélodiques et de structure. Léopold Mozart considérait le second mouvement comme affecté puisque celui-ci est parsemé de brefs soupirs (typique de l’Ecole de Mannheim) et est écrit avec une précision extrême dans un style chargé d’ornements complexes. Le Rondeau final tranche par sa sérénité, mais comme les deux précédents mouvements Mozart exploite les contrastes.

Le Rondo en fa majeur K 494 (Andante) composé en juin 1786 est le second des trois composés pour piano seul. Il s’agit d’une œuvre destinée à l’origine à l’enseignement et que Mozart réutilisera pour compléter la sonate en deux mouvements K 533, composée dix-huit mois plus tard dans ma même tonalité. Il se contentera simplement d’en accélérer légèrement le tempo, passant d’andante à allegretto. Il s’agit d’une œuvre pleine de charme où les difficultés techniques sont relativement limitées, sans doute pour l’adapter aux capacités de l’élève à qui il était destiné.

Le Rondo en ré majeur K 485 (Allegro) composé en mars 1787 était certainement destiné lui aussi à ses élèves puisque Mozart le classait lui-même parmi ses œuvres « très faciles ». On retrouve dans cette pièce charmante un thème du Quatuor avec piano K 487 composé par Mozart en 1786.  

Il semblerait que Koechel ait estimé à 1778 la date de composition de la Sonate en si bémol majeur K 333 alors que les musicologues actuels considèrent plutôt qu’elle a été écrite en 1784, compte tenu de son style. Elle serait donc contemporaine de la symphonie « Linz » K 425 et on peut supposer qu’elle a été écrite dans cette ville lors d’une halte effectuée par les époux Mozart revenant de Salzburg à Vienne après avoir rendu visite à leur famille.

Tout comme dans le Rondo K 485, on remarque dans cette sonate certaines analogies thématiques avec Jean Chrétien Bach. Cependant Mozart laisse s’exprimer tout son génie en condensant dans les premières mesures les thèmes qu’il développe ensuite dans une grande variété mélodique et rythmique. Le premier mouvement oppose par ses deux thèmes, un lyrisme lumineux à une rythmique resserrée où les idées musicales se succèdent rapidement sans jamais nuire à l’unité du mouvement, y compris dans le développement plus sombre et bouillonnant. Ici Mozart utilise toutes les possibilités offertes par le pianoforte, utilisant à profusion les syncopes, les staccatos tranchants et les doubles croches jouées très rapidement avec un parfait détachement. L’andante cantabile figure parmi les plus beaux composés par Mozart. Il baigne dans la sérénité jusqu’à l’arrivée du développement, plus dense et tendu, qui évolue par de multiples et subtiles modulations. Le dernier mouvement en forme de rondo est conçu comme un mouvement de concerto. Il débute traditionnellement sur un ton serein et aimable mais s’amplifie en intégrant de nouveaux motifs. Il devient de plus en plus brillant et virtuose jusqu’à l’apothéose de la partie cadentielle où là encore, les motifs et les rythmes s’enchaînent rapidement pour terminer la sonate de façon éclatante et jouissive.

Comme pour montrer la curiosité de Mozart s’affrontant au style des anciens, Jérôme Hantaï a la bonne idée d’interpréter l’Allemande de la Suite K 399. Cette œuvre renvoie bien entendu au modèle de la suite baroque déjà abandonné à l’époque classique. Mozart a composé cette suite (restée inachevée) en 1782, vraisemblablement pour faire des essais musicaux dans le style de Bach ou de Haendel et c’est d’ailleurs sous le titre de Suite dans le style de G. F. Haendel que l’on connait cette œuvre. Sur les trois mouvements achevés, Jérôme Hantaï a choisi d’interpréter la brève Allemande en ut mineur (andante). Si l’esprit de Haendel y est évoqué, on sent néanmoins que Mozart se fait violence pour écrire dans un style qui n’est pas le sien, et c’est sans doute pour cela qu’il n’est pas allé au terme de son projet.

Jérôme Hantaï a choisi de terminer ce disque particulièrement copieux par un pur chef d’œuvre : Le Rondo en la mineur K 511. Composé en mars 1787 alors qu’il revient de Prague (après l’immense succès des Noces de Figaro) Mozart compose ce Rondo qui fait preuve d’un étonnant modernisme en usant de chromatismes poignants et dramatiques, sur un rythme de sicilienne. Cette œuvre au ton élégiaque est d’une écriture particulièrement complexe. Sa structure mouvante est accentuée par les chromatismes et les nombreux ornements. A chaque réapparition du thème ou du refrain Mozart conçoit de nouvelles variations où le rythme et la mélodie évoluent de façon très subtile et mouvante, sans que cela ne soit flagrant pour l’auditeur. Comme le prouvent les dernières mesures de cette œuvre d’un dramatisme bouleversant, Mozart s’exprime d’une façon intime et discrète comme le fera plus tard Chopin dans ses Nocturnes.  A cette époque, Mozart traverse une période très difficile : Il vient de perdre un ami très cher (le comte Hatzfeld), et ressent douloureusement le départ de la cantatrice Nancy Storace, la Suzanne des Noces de Figaro. En outre, il rencontre des problèmes financiers importants et ses succès auprès du public viennois déclinent rapidement (contrastant avec l’accueil chaleureux du public pragois). Il est probable le ton accablé de ce rondo ne soit que l’expression musicale de ces évènements.  

Jérôme Hantaï donne une lecture passionnée de ces œuvres aux caractères multiples dont il distille avec bonheur et pertinence chaque tournure et chaque ornement. 

Notes : Son : 9 Livret : 8,5 Répertoire : 9 Interprétation : 10

Jean-Noël Régnier  

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