Bach transcrit à la mandoline et à la guitare, par Alon Sariel et Franz Halász

par

Plucked Bach II. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Toccata & Fugue en ré mineur BWV 565. Sonate pour violon no 2 en la mineur, BWV 1003. Prélude de la Partita pour violon no 3 en mi majeur, BWV 1006. Prélude & Allegro en mi bémol majeur BWV 998. Eugène Ysaÿe (1858-1931) : Obsession de la Sonate no 2 en la mineur Op. 27 no 2. Alon Sariel, mandoline. Francesca Benetti, théorbe. 2020 et 2021. Livret en anglais. 47’41''. Pentatone PTC 5187 109

Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Sonates et Partitas en sol mineur, si mineur, la mineur, ré mineur, ut majeur, mi majeur BWV 1001-1006. Franz Halász, guitare. 2022. Livret en anglais, allemand, français. 71’50'' & 60’42''. BIS 2705

Après un premier album chez Pentatone échantillonnant les Suites pour violoncelle de Bach adaptées pour différents instruments à cordes pincées, Alon Sariel nous revient avec un second volume encore consacré au Cantor de Leipzig. Et principalement à des pages conçues pour le violon, qui occupent les deux tiers de ce CD relativement bref, cette fois dévolu à la mandoline. En l’occurrence, deux superbes spécimens, cristallins et pailletés, en des mains expertes. Le BWV 998 peut relever du luth ou du clavier ; il est ici abordé par un tandem avec théorbe (conviant Francesca Benetti), qui omet cependant la fugue centrale. Des exégètes admettent que Bach aurait aussi prévu une mouture pour luth du Prélude BWV 1006, justifiant son appropriation par des générations de guitaristes.

Plus longue œuvre au programme, la Sonate en la mineur est servie sur une mandolino toscano à cordes simples (non appariées en chœurs) accordées à la quinte, comme un violon. L’arrangement ne trahit pas la richesse harmonique de la version native et parvient même à recréer la trame polyphonique qui se transige à l’archet. En revanche, quelle gageure de restituer les accords de la célébrissime Toccata & Fugue qui gronde habituellement à la tribune de l’orgue ! Bien qu’on lui ait certes parfois attribué un berceau violinistique… Comment suggérer les tenues, le legato, l’inépuisable souffle des tuyaux (« ce monstre qui ne respire jamais » disait Stravinsky) autrement que par trémolos ou arpègements ? Comment enclore les quelque dix octaves permises par la console dans une tessiture quatre fois moindre ? Comment éviter que la chétive grenouille briguant l’envergure du bœuf ne finisse, comme dans la fable, victime de sa témérité ? Quasiment toute prévention se trouve balayée par la prestation d’Alon Sariel, maître de l’illusion au prix de quelques aménagements de la partition, aidé par une acoustique ample et réverbérée dont la résonance compense l’inévitable congruité vibratoire des cordes.

Le disque se referme sur une courte mais dense pièce qui multiplie les hommages et clins d’œil, par un gigogne réseau de mises en abymes, à considérer comme un fantasmatique prolongement du Prélude BWV 1006. Intitulée Obsession, la première partie de la Sonate d’Ysaÿe, dédiée à Jacques Thibaud, retravaillait ce morceau à la faveur d’un discours fragmenté, censé refléter lapsus et trous de mémoire que le grand violoniste français aurait éprouvés en jouant ce Prélude. Un savant exercice de style, vaguement tératologique et vampirisant, un peu comme Leopold Godowsky revisitait les Études de Chopin à la faveur d’une technique transcendée. Non avare de sarcasme, Ysaÿe introduit même des allusions au macabre Dies Irae médiéval, comme pour suggérer « game over » dirait-on aujourd’hui. Un tissu de références emboîtées, auquel la transcription pour mandoline ajoute un nouveau surplomb de sens. Intelligente conclusion pour une anthologie préparée avec soin et exécutée avec toute la virtuosité qu’on reconnaît au musicien israélien. Pari réussi pour ce répertoire légitime ou d’emprunt, habilement métamorphosé, jamais miniaturisé. Un prochain volume III fera-t-il monter les enchères ?

On ne rentrera pas dans le débat de la légitimité d’une présentation à la guitare de ces Sonates et Partitas associées au violon. On rappellera que l’époque baroque en général, et Bach en particulier, qui concevait certaines œuvres dans l’absolu nonobstant le medium instrumental, furent friands de la transcription et s’y employèrent abondamment. Une fertile voire opportuniste industrie de recyclage. La Partita BWV 1006 fut d’ailleurs transcrite par le Cantor lui-même, peut-être pour luth ou clavecin-luth, mais les sources et les intentions du compositeur restent à jamais évasives. La Suite BWV 995 provient de la troisième pour violoncelle (BWV 1011). De fait, à considérer les témoignages de Paul Galbraith sur une guitare à huit cordes (Delos, 1997), de Timo Korhonen (Ondone, 2009), de Francesco Teopini (Brilliant, 2016) et beaucoup d’autres (la Chaconne BWV 1004 superbement traduite par John Williams chez CBS) : nombreux sont les guitaristes à s’être appropriés ce corpus, telle qu’en témoigne la discographie depuis le légendaire Andrés Segovia (1893-1987). Dans les Sonates & Partitas, un des derniers élèves de celui-ci, Eliot Fisk, a d’ailleurs repoussé les limites de virtuosité et d’ornementation qu’on peut attendre des cordes pincées.

Outre les questions d’authenticité des sources et de pertinence organologique, l’enjeu performatif relève plutôt des aménagements à pratiquer : transposition ou non, fioritures ou respect du texte à nu, renfort harmonique (sachant que les accords complexes exigés de l’archet excèdent parfois les possibilités du violon, surtout dans la facture de l’époque), émission du son (doit-on laisser résonner les notes, ce que ne peut un violon, ou les jouer pour la stricte durée inscrite, ce qui implique d’amortir le son)… En matière d’options interprétatives, la notice de Tilman Hoppstock précise sans surprendre que « Franz Halász a délibérément veillé à laisser autant que possible la structure de la musique dans sa forme originale. Les quelques notes de basse ajoutées servent à élargir l’ambitus sonore et à soutenir la structure harmonique ».

Le récipiendaire du Prix de la Culture bavaroise en 2007, professeur aux Universités de Nuremberg et Munich, s’était déjà distingué dans les trois Sonates (BWV 1001, 1003, 1005) parues chez BIS en 1998, et dans les quatre Suites « pour luth » (BWV 995, 996, 997, 1006) chez le même label suédois en 2019. Comme dans ce récent enregistrement, et cette fois sur une historique guitare de 1936 faite par Hermann Hauser (1882-1952), Franz Halász maîtrise particulièrement les pièces ouvertement contrapuntiques (Fugues BWV 1001, 1003, –un sommet que celle-là, BWV1005). Mais sa rigueur rythmique et les vifs tempi qu’il adopte en d’autres pages l’empêchent parfois de suggérer les élans et appuis qui semblent trop survolés (Presto BWV 1001, Allegro BWV 1003, Courante BWV 1004, Allegro assai BWV 1005…). Les morceaux méditatifs, comme les Adagio BWV 1001 et 1005, trouvent le cantabile nécessaire à l’éveil poétique. Moment particulièrement attendu, la Chaconne BWV 1004 nous emporte infailliblement dans son imaginaire.

Hormis la Gigue BWV 1004 qui semble un peu trop sophistiquée sous ces doigts, les danses s’égrènent avec lisibilité et entrain (Bourrée BWV 1002 superbement traduite), se permettent de délicieuses tournures (rubatisées avec goût) dans la fameuse Gavotte de la Partita en mi majeur, et de ravissantes alternances de textures dans les Menuets de la même. Dans l’ensemble, ce BWV 1006 inspiré par les modèles français, certes la plus mélodique, la plus nettement articulée des six œuvres de ce recueil, pourra s’adjuger comme constamment réussi par Franz Halász. 

Christophe Steyne

Pentatone = Son : 9,5 – Livret : 8,5 – Répertoire & interprétation : 9,5

BIS = Son : 8,5 – Livret : 9 – Répertoire & interprétation : 8,5

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.