Un parcours poétique dans les rituels médiévaux de Bosnie et Herzégovine

par

Heretical Angels, -Rituals of Medieval Bosnia and Herzegovina. Dialogos. Katarina Livljanić, chant. Albrecht Maurer, vièle, rebec. Norbert Rodenkirchen, flûtes. Kantaduri. Joško Ćaleta, Nikola Damjanović, Srećko Damjanović, Tonko Podrug, Milivoj Rulov, chant. Jure Miloš, chant, gusle, dvojnice. Livret en anglais, français ; paroles en langue originale et traduction bilingue. Janvier 2023. TT 63’32. Arcana A560

Archives grégoriennes, bénéventines, mais aussi l'étude du répertoire glagolitique dans la tradition verbale avaient guidé les recherches sur la sonorité du second album de l’ensemble Dialogos pour Arcana, voilà quinze ans. « Retrouver l'esprit dans lequel ce texte aurait pu être interprété dans un monastère bénédictin sur la côte dalmate au Moyen Age » : tel était l’enjeu de construction musicale autour de La Vision de Tondal, texte latin du XIIe siècle écrit en latin par un moine irlandais. Après une poignée d’autres disques chez ce label, toujours très étayés, notamment le remarquable « Chants de l’Adriatique », Katarina Livljanić nous revient avec un projet qui lui fut inspiré par une stèle funéraire bosniaque du Moyen Âge : « je voulais exister, mais ne le pouvais pas ».

D’autres inscriptions sur les monumentales tombes stećci, ainsi que des manuscrits croates et serbes, mettent en perspective les querelles dogmatiques : rites et croyances catholiques d’obédience romaines, orthodoxes, en friction avec les factions bogomile des communautés pauliciennes au sein de la souche chrétienne, originaires de la Thrace bulgare et considérées comme hérétiques. Bientôt aspirées par la conversion islamique, comme une partie des Slaves et des Valaques. Une tension cultuelle qui rappelle les crispations théologiques, admonitions voire anathèmes entre « Lombards et Barbares », tel qu’illustrés par Dialogos dans son album de 2009, et qui se cristallisa dans la tentative d’uniformisation carolingienne des diverses écoles plain-chantesques antérieures, –une guerre liturgique des chantres que Dialogos et Sequentia avaient conjointement éclairée dans leur SACD de 2004 (DHM).

Fruits d’une érudite investigation menée par Katarina Livljanić : prières (tirées du Livre de Radosav), incantations (Glava Hr’stova), excommunications (Koli že krešten ne budet), exorcismes (Zaklinam tebe, prinecisti dusce), méditations scénarisent un programme articulé selon une polarité individuelle vie/mort, et plus largement création/destruction. L’itinéraire se structure aussi par des déclamations tirées des sépultures, à la façon d’un chœur antique, nous apprend le livret : une âpre polyphonie dans le style ganga, strié de chromatisme et de microtonalité. Pour le reste, le répertoire doit être déduit. Face au quasi-silence des sources quant à la dimension musicale, ces évocations se sont fondées sur les pratiques vocales qui survivent dans l’oralité. Un laboratoire d’où le paganisme n’est pas absent du creuset, et où la spiritualité s’imprègne des vestiges folkloriques. Et s’associe des instruments typiques, aérophones et cordophones : flûtes, rebec, vièle et cordes frottées, mais aussi le souffle du bifide dvojnice et la vibration du gusle, pour la couleur locale.

Instruit par la mémoire familiale de Jure Miloš, jeune dépositaire perpétuant l’art des guslari, l’ensemble Kantaduri apporte son instinctif héritage des racines populaires en caution de cette exploration où l’archéologie la plus sérieuse s’incarne dans un étonnant parcours narratif et poétique. La variété des tons et des effets sonores (la spatialisation en écho de Bože, davno ti sam legao) concourt à nous plonger dans ce champ de mystères et de symboles autour des primitives questions existentielles, émanées du terreau balkanique et de sa complexe mais néanmoins fertile dynamique religieuse.

Christophe Steyne

Son : 8 – Livret : 9 – Répertoire & Interprétation : 9,5

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