Splendeur, fastes et tremblements : Iolanta et Casse-Noisette réunis à Paris

par

Elena Zaremba (Martha), Gennady Bezzubenkov (Bertrand), Vito Priante (Ibn-Hakia), Alexander Tsymbalyuk (Roi René), Sonya Yoncheva (Iolanta), Roman Shulakov (Alméric), Arnold Rutkowski (Vaudémont), Anna Patalong (Brigitta), Paola Gardina (Laura)
© Agate Poupeney

Voici donc réunis le dernier opéra de Tchaïkovski, « Iolanta » et son ballet, « Casse-Noisette » conçus ensemble et représentés pour la première fois en 1892, au Théâtre Marinsky. Le metteur en scène russe Dmitri Tcherniakov a, pour l'occasion, complètement réécrit l'argument du ballet. Ainsi la fille aveugle du roi René de Provence aimée du comte de Vaudémont mais promise à Robert duc de Bourgogne va devenir la petite Marie du ballet. L'opéra en un acte où l'héroïne est délivrée de sa cécité par amour avec l'aide d'un sage médecin maure, se passe dans un salon tchékhovien d'un goût ravissant aux éclairages subtils, comme à l'intérieur d'une boîte qui va s'amenuiser en petit théâtre ouvrant l'espace du plateau aux danseurs. Mais, à l'éloge de la lumière, des bienfaits du Créateur -Dieu et Allah confondus- qui conclut cette première heure d'opéra, le metteur en scène fait succéder le cauchemar de l'adolescence. Alors, le Noël célébré par Iolanta, devient l' « anniversaire » de la même héroïne. Rien de moins innocent. Car l'état d'enfance disparaît. Le parrain magicien, Drosselmeyer, se confond incestueusement avec Vaudémont et ses doubles (coiffés de perruques rousses). Plus de Casse-Noisette, plus de rats, plus de flocons, plus de fée Dragée ni de mère Gigogne. Invisiblement présents par la musique, il accompagnent la jeune fille dans l'abîme de ses fantasmes. Les chorégraphes se sont mis à trois pour illustrer d'abord l' anniversaire aux danses ponctuées d’onomatopées, accompagnées d'inquiétants cadeaux (Arthur Pita). Surgissent des revenants tournoyant sur eux-mêmes comme des derviches, moulinant bras et jambes, secoués de spasmes (Edouard Lock). L'agonie de la nuit fige les protagonistes dans une neige grise (Sidi Larbi Cherkaoui). Après l'entracte, la jeune fille erre dans une forêt traversée d'aigles, de chiens, d'hippopotame, d'hommes-rats aux traits de Vaudémont. Puis des jouets géants en plastic l'entourent pour le grand tableau des divertissements (Edouard Lock). La valse des fleurs devient celle de la vie où tous les couples vieillissent et disparaissent. Restent Marie et Vaudémont en un pas de deux dont la perfection chorégraphique, la fluide harmonie des portés fond les corps en un geste unique d'une beauté à couper le souffle (Sidi Larbi Cherkaoui). L’apothéose finale revient à une météorite projetée sur le fond de scène qui réveille la jeune fille.
Il faut faire abstraction des convulsions, prurits, coliques et autres gésines anti-musicales - chères au chorégraphe Edouard Lock. Il faut passer outre le regret des éléments liés à l'enfance. Comme il faut surmonter certains parti-pris : éradication de toute influence française dans « Iolanta » -sauf les noms des personnages- au profit d'une vision uniquement russe ce qui entre en contradiction avec la nature composite et européenne du génie de Tchaïkovski- et, dans « Casse-Noisette », disparition de l'esprit allemand « gemütlich ». Car, en définitive, c'est  l'intelligence, la profusion d'idées, la qualité esthétique et l'excellence de la réalisation qui s'imposent.
Côté voix, la soprano bulgare Sonya Yoncheva au chant incisif et puissant incarne une Iolanta à la personnalité affirmée, candide et touchante comme il convient dans ce chef d’œuvre de fraîcheur et d'inventivité mélodique. Somptueux de timbre et d'allure, Alexander Tsymbalyuk (Le roi René) fait prévaloir le grandiose slave sur la dignité du prince des arts provençal. Vito Priante dispense un art du chant élégant dans le rôle du sage Ibn-Hakia dont il fait une noble figure. Les prétendants (Arnold Rutkowski/ Vaudémont et Andrei Jilihovschi/ Robert) s'affirment dans leur différences tandis que les seconds rôles jouent aussi bien qu'ils chantent.
La gracile Marion Barbeau omniprésente pendant tout le ballet stupéfie par son endurance, sa souplesse désarticulée, sa présence presque désincarnée. L'effroi que pourrait inspirer cette trop mince silhouette se dissipe dans l'émerveillement du pas de deux final avec Stéphane Bullion. Impériale autant qu'inquiétante, Alice Renavand (la mère) impose d'emblée sa classe, son mystère et illumine la chorégraphie orientale de ses hiératiques ondulations. Les enfants et danseurs âgés, trop exposés, semblent à cette première représentation, encore un peu empruntés. L'orchestre mené par Alain Altinoglu tient le cap mais s'avère souvent bien peu enlevé, raide et pesant (influence des chorégraphies?).
A cette riche et passionnante réalisation de plus de trois heures on ne fera finalement qu'un reproche de fond : elle sacrifie l'enfance, ne se centrant que sur l'adolescence et l'éveil de la sexualité. Un signe des temps ?
Bénédicte Palaux Simonnet
Opéra de Paris, le 11 mars 2016

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