Stakhanovisme ou juste mesure ?

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Parfois surgit d’un recoin de ma mémoire cette anecdote (vécue) qui se déroule à Paris il y a une soixantaine d’années, lorsque les instrumentistes d’orchestre n’étaient pas liés pas une obligation de priorité vis-à-vis de leur formation d’appartenance. Un illustre chef allemand vient diriger l’une des associations symphoniques parisiennes. Était-ce Colonne ou Lamoureux ? je ne m’en souviens plus. Au programme la Grande Symphonie de Schubert, avec le magnifique solo de hautbois qui ouvre le deuxième mouvement. Jeudi matin, le chef demande deux ou trois choses précises au hautboïste. « Bien maestro, avec plaisir ». Vendredi matin, le chef découvre un autre instrumentiste à la même place. Nouvelle demande. « Bien maestro, avec plaisir ». Samedi matin, nouveau remplacement. Demandes renouvelées. « Bien maestro. Mais je voudrais vous dire, ce n’est pas moi qui ferai le concert…».

Heureusement, ce genre de situation n’existe plus dans nos orchestres. Mais elle est révélatrice des problèmes que peuvent engendrer les cumuls, quelle qu’en soit la raison. À l’époque, bon nombre de musiciens jonglaient d’un orchestre à l’autre pour survivre, tant les rémunérations étaient misérables.

Les temps ont changé et on a l’impression aujourd’hui que ce ne sont plus les instrumentistes d’orchestre qui pratiquent ce jeu de chaises musicales, mais les chefs eux-mêmes. Lorsque je faisais mes premiers pas dans le métier, il était de bonne guerre que les chefs les plus occupés envoient un assistant pour faire les premières répétitions. Ces illustres baguettes arrivaient la veille du concert, au mieux pour la dernière répétition avant la générale. Formidable école pour l’assistant, mais aussi grande frustration. Je me rappelle avoir préparé Falstaff avec une distribution extraordinaire et avoir dû céder la baguette après trois semaines de répétitions au chef désigné qui dirigeait au Met pendant que je lui préparais le terrain. C’était la règle.

Aujourd’hui, il ne se passe pas une journée sans que l’on apprenne que tel ou tel chef d’orchestre, déjà directeur musical d’un ou de deux orchestres éminents, vient d’être nommé à la tête d’un troisième. En général, le directeur musical d’un orchestre dirige environ un tiers des concerts de la saison. S’y ajoute le temps qu’il doit consacrer à la gestion artistique, aux concours de recrutement, à la programmation… largement de quoi occuper un seul homme ou une seule femme. Avec deux orchestres, c’est acrobatique. Avec trois, c’est du trapèze sans filet. Ne parlons pas du temps de préparation personnelle pour apprendre de nouvelles œuvres, par exemple. Ces chefs jonglent avec le même répertoire qui tourne en boucle. J’ai même assisté à un concert où l’une de ces grandes baguettes, un Russe qui défraie aujourd’hui la chronique pour des raisons extra-musicales, a osé se présenter à la tête de l’Orchestre philharmonique de Vienne en déchiffrant littéralement une symphonie de Sibelius. Avait-il fait lui même les répétitions ? Cette année-là, il était en tête d’un classement établi par un magazine d’Outre-Manche avec 88 prestations publiques en douze mois. Il n’était pas (et il n’est pas) le seul, loin de là.

Le travail d’orchestre, comme la vie d’un orchestre, repose sur les rapports humains. Que reste-t-il à ces jet-conductors pour tenter de connaître les musiciens avec lesquels ils travaillent ? Sitôt arrivés, sitôt partis. Les causes de ces dérives ? Une soif de pouvoir, une soif de rémunération, c’est indéniable. Mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. D’autres causes, moins visibles, sont à déplorer, car dans l’ombre de ces artistes, il y a une armada d’hommes et de femmes dont l’intérêt premier est de voir leurs poulains développer au maximum des réseaux d’influence avec un système d’ascenseurs bien réglés. On s’étonne parfois de la brièveté de certaines carrières qui avaient pourtant bien débuté. Tant que ça marche, le jeune artiste intéresse. C’est un placement. Il suffit de voir comment les grandes agences se battent pour mettre la main sur les valeurs prometteuses. Mais si l’étoile pâlit, c’est l’oubli, ce qui arrive souvent quand les débuts de carrière sont trop rapides. Continuer à exister, voilà l’essentiel pour survivre dans ce qui ressemble parfois à une jungle. 

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