Tchaïkovski  par l’Orchestre du Tatarstan et Alexander Sladkovsky

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Piotr Illich TCHAÏKOVSKI (1840-1893) : Symphonies n° 1 à 6 ; Symphonie « Manfred » ; Concertos pour piano et orchestre n° 1 à 3 ; Fantaisie de concert, pour piano et orchestre ; Concerto pour violon et orchestre ; Variations sur un thème rococo, pour violoncelle et orchestre. Alexander Malofeev, Miroslav Kultyshev, Boris Berezovsky et Maxim Moguilewsky, piano ; Pavel Milyukov, violon ; Boris Andrianov, violoncelle ; Orchestre Symphonique National du Tatarstan, direction Alexander Sladkovsky. 2019. Notice en anglais. 486.40. Un coffret de dix CD Sony 19439747552.

En cette année de commémoration des 250 ans de la naissance de Beethoven, le rappel d’un autre « anniversaire » n’a pas échappé au label Sony, même si fêter les 180 ans de la venue au monde de Tchaïkovsky est quelque peu insolite. On préférera plutôt, pour ce coffret présenté comme une « édition limitée », considérer que c’est un prétexte détourné pour rendre hommage à l’Orchestre Symphonique National du Tatarstan et en particulier à son directeur musical, Alexander Sladkovsky, à sa tête depuis dix ans. 

Le Tatarstan, situé sur le bassin de la Volga, est une république de la fédération de Russie, dont la capitale est Kazan. En 1966, un orchestre symphonique y a été créé par le compositeur et président des Compositeurs tatares, Nazib Zhiganov (1911-1988) qui, après des études au Conservatoire de Moscou, a regagné Kazan et initié le Conservatoire local qu’il a ensuite dirigé pendant quatre décennies. A partir de 1985, le Symphonique du Tatarstan a été confié pendant vingt-cinq ans à Fuat Mansurov (1928-2010), un chef très populaire. Des personnalités musicales comme Penderecki, Kremer, Domingo ou Bashmet s’y sont produits. Au décès de Mansurov, Alexander Sladkovsky, né en 1965 à Taganrog, a été choisi pour le remplacer. Après des études de trompettiste et un diplôme du Conservatoire de Saint-Pétersbourg, il a dirigé maints orchestres et été l’assistant de Mariss Jansons et de Mstislav Rostropovitch. Avant son mandat en terre tatare, il a été à la tête de l’Orchestre Symphonique d’Etat de la Nouvelle Russie de 2006 à 2010. Depuis sa prise en charge à Kazan, il a entrepris un travail de fond avec le National du Tatarstan et enregistré pour Melodiya les symphonies 1, 5 et 9 de Mahler, une intégrale des symphonies de Chostakovitch et des concertos de ce dernier, notamment avec Lukas Geniusas. Il a fait connaître sa formation au cours de tournées européennes, ainsi qu’en Chine et au Japon. Les spectateurs de la chaîne Mezzo TV ont pu le voir avec son orchestre à plusieurs reprises.

Ce solide coffret Sony contient dix CD, un par symphonie (les minutages sont courts), les trois derniers étant dévolus aux concertos. Sur chaque pochette, un portrait différent de Tchaïkovski, à diverses étapes de son existence. La présentation globale est des plus sobres, le seul Sladkovsky apparaissant en pleine action sur l’une des faces du coffret. Quant à la notice, elle est d’une minceur extrême : cinq pages signées par l’historien de l’art Ado Aynbinder pour une brève approche de l’univers du compositeur qui ne nous apprend rien de neuf, deux pages sur le chef et deux autres sur l’orchestre, clichés à l’appui. Aucune présentation des six solistes, si ce n’est la mention de leurs noms. Tout cela est vraiment insuffisant pour une édition qui se veut « anniversaire », donc festive.
Qu’en est-il de l’interprétation ? La concurrence est redoutable pour toutes ces partitions, mais l’enjeu en vaut la peine pour cet orchestre du Tatarstan qui se fait peu à peu connaître sur la scène internationale. Le choix de Tchaïkovski, qui fait partie de son répertoire habituel, est judicieux et démontre qu’une phalange somme toute régionale peut, à force de travail et d’épanouissement des talents, se hisser à un bon niveau.

Les dix CD ont été enregistrés en deux semaines, du 14 au 28 juillet 2019, dans la grande salle de concert Saydashev de Kazan. Dans quelles conditions ? Ce n’est pas précisé. L’acoustique est en général bonne, même si l’on souhaiterait parfois une plus grande aération dans les plans orchestraux. Les trois premières symphonies forment un bloc cohérent. On apprécie les belles interventions des bois et des vents, leur virtuosité et les couleurs qu’ils soulignent dans la poétique Symphonie n° 1 « Rêves d’hiver ». Le lyrisme est bien en place, la légèreté requise est présente et la nostalgie est traduite avec la juste dose de déclamation nécessaire. L’écriture de la Symphonie n° 2, la « Petite Russienne », est entamée par Tchaïkovski en Ukraine et terminée à Moscou. Il la remanie en 1879, c’est la version définitive. Les thèmes populaires abondent dans un contexte vivifiant et enlevé. Sladkovsky caractérise les accents, discipline les cordes, fait retentir les cuivres ; le résultat est une sensation de chaleur partagée. Quant à la Symphonie n° 3, à laquelle on accole le sous-titre de « Polonaise » en raison des rythmes qui la traversent, elle est considérée avec raison comme la plus faible de la série sur le plan musical. Sladkovsky ne réussit pas à élever le débat, même s’il insuffle de l’énergie et donne de la valse du second mouvement un cadencement bien balancé. Seul Evgeny Svetlanov, peut-être, dans un concert live de mai 1990 à Tokyo paru chez Canyon, a donné à cette partition pompeuse un semblant de dignité, et même de subtilité. A l’issue de l’audition de ces trois premières symphonies par Sladkovsky, on est satisfait de l’élan, de l’investissement et de la tenue globale de l’orchestre tatare, mené avec rigueur et conviction.

Les trois symphonies suivantes nous laissent par contre un peu sur notre faim. On tente de les aborder avec un esprit neuf et d’oublier les références, tâche difficile, car la discographie est riche en réussites. Dans la Quatrième, le risque est grand de sombrer dans la grandiloquence et l’accentuation des contrastes engendrés par le thème dominant du destin. Sladkovsky a choisi la carte de la solennité et de la musicalité, avec de convaincantes interventions solistes. Mais il y a des baisses de tension récurrentes, et elles font perdre le fil du discours, même si les pizzicatos du Scherzo donnent une vraie sensation d’improvisation, avant une coda dont l’aspect glorieux ne nous enflamme qu’à moitié. La Symphonie n° 5 exige héroïsme, élégance et passion. On trouve ces trois aspects dans la démarche du chef mais, là aussi, des relâchements dans la tension dénaturent parfois la noblesse et le panache, en particulier dans le mouvement final, vaste lieu d’inventivité mélodique et d’intensité qui manque d’engagement. Quant à la Pathétique, avec son cortège de mélancolie, de drame et d’idées visionnaires, elle est servie dans un contexte qui met le tragique au premier plan. Un tragique décanté, architecturé, sans exagération de l’accentuation, mais avec une sorte de résignation qui fait de l’Adagio lamentoso final un vrai moment de tension douloureuse. Sladkovsky laisse les sentiments s’épancher, avec peut-être un peu trop de pudeur, mais il achève le cycle des six symphonies en beauté. 

L’ensemble est complété par l’opus 58, Manfred. Là, on s’incline devant le caractère romantique porté à un bon niveau de compréhension et de somptuosité. C’est le meilleur moment de cette aventure symphonique : l’approche est rigoureuse, elle souligne l’orchestration dans une dimension grandiose qui correspond bien au sujet. D’un bout à l’autre de cette impressionnante partition, Sladkovsky emmène ses musiciens avec fermeté, tout en laissant chanter les timbres des bois et des cordes (splendide deuxième mouvement). La force de cette version est de permettre à l’auditeur une participation sensible qui va de l’errance à la pastorale, de la grâce picturale des paysages à la magie de la bacchanale et à la mort du héros. 

Les trois derniers disques sont consacrés aux œuvres concertantes. Le Concerto pour piano n° 1 est confié à Alexander Malofeev (° Moscou, 2001). Ce jeune virtuose, élève de Sergueï Dorenski, décédé en février dernier, a été premier prix et médaille d’or du 8e Concours International Tchaïkovski pour jeunes musiciens en 2014. Il apporte sa fraîcheur juvénile et sa fougue à ce concerto célébrissime ; il montre que son potentiel est important et que l’avenir pourrait confirmer un grand talent, dont l’éclosion est attendue. Ce huitième CD est complété par la Fantaisie de concert opus 56. Elle est jouée par Miroslav Kultyshev (° Saint-Pétersbourg, 1985). Second prix au XIIIe Concours Tchaïkovski -le premier n’ayant pas été attribué, il se produit régulièrement avec Valery Gergiev qui l’a pris sous son aile. Kultyshev rend bien le caractère dynamique de la partition.

Le Concerto pour piano n° 2 est une œuvre à aborder avec prudence sur le plan instrumental. Certaines versions, comme celle d’Emil Gilels avec Evgeny Svetlanov en 1972 pour Olympia, ont montré que l’on pouvait éviter les écueils de la grandiloquence en s’attardant sur l’élégance et la profondeur du toucher. L’idée de confier cette interprétation à Boris Berezovsky est un coup de maître. Le virtuose, dont les qualités ne sont plus à démontrer, utilise la version originale, et non pas l’arrangement de Ziloti. Il confère à la partition un vrai cachet stylistique qui lui sied à merveille. Il rend justice à la variété des nuances, à la fois grandioses et d’un lyrisme intense. L’Allegro brillante central, petit triple concerto, bénéficie du violon d’Alina Yakonina et du violoncelle de Mikhail Grinchuk, solistes du Symphonique du Tatarstan, qui se joignent à Berezovsky dans un émouvant climat de chant poétique. Ce disque est la priorité du coffret ; il mériterait une publication séparée. Le complément est à la hauteur : le Concerto pour piano n° 3, resté inachevé (Taneiev l’a complété après le décès de Tchaïkovski), est proposé ici dans son premier mouvement Allegro brillante par Maxim Mogilevsky qui connaît bien cette page qu’il a déjà enregistrée avec l’Orchestre Symphonique d’Etat de Saint-Pétersbourg dirigé par Vladimir Lande, pour Marquis Records. L’occasion est belle de la découvrir sous des doigts qui en soulignent la majesté et l’optimisme avec éclat.

Le dernier CD est consacré au Concerto pour violon et confié à Pavel Milyukov. Né à Perm en 1984, il a étudié à Moscou, à Graz et à Vienne. Depuis 2012, il est soliste dans l’Orchestre Philharmonique de Moscou. Servi par une chaude sonorité, il met en valeur son attachant enthousiasme. Les Variations sur un thème rococo pour violoncelle et orchestre suivent et clôturent cet hommage à Tchaïkovski par une version mûrie et chatoyante de Boris Andrianov (°1976). Ce professeur au Conservatoire d’Etat de Moscou, qui a étudié notamment avec David Geringas, a remporté à Zagreb le Concours Antonio Janigro en 2000. L’Orchestre Symphonique du Tatarstan et son chef Alexander Sladkovsky se révèlent des accompagnateurs attentifs dans chacun des concertos de cette intégrale, laissant le jeu des divers solistes se déployer dans un climat aux sonorités claires et précises.

Que conclure de cette aventure ? Ce coffret contient des moments qui valent le détour, et le projet global est digne de respect. Il peut donc séduire les amoureux du compositeur, mais aucune interprétation, prise séparément, ne peut être considérée comme prioritaire à l’exception du magistral Concerto pour piano n° 2 par Boris Berezovsky.

Note globale : 8 

(10 pour le Concerto pour piano n°2)

Jean Lacroix  

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