Tristan Murail ou le voyage au centre du son

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Tristan Murail © Elisabeth Schneider

Ce samedi 18 janvier 2014, l'espace Senghor à Etterbeek a accueilli l'ensemble OI\I pour un programme consacré à Tristan Murail, figure de proue de la musique spectrale. Ce concert s'inscrit dans une collaboration avec l'académie d'Etterbeek. Le concert a donc été introduit par Thierry Levaux, professeur d'histoire de la musique lors d'un cours-conférence ce jeudi 16 janvier ouvert à tous. Cette introduction au concert était remarquable à tous points de vue. Thierry Levaux à brillamment cerné le sujet pour le rendre accessible et, sans aucun doute, donner l'envie d'aller au concert.

L'ensemble OI\I, c'est Eric Leleux aux flûtes, Philippe Saucez aux clarinettes, Michel Copin au violon, Nicolas Deletaille au violoncelle, Jean-louis Maton aux percussions, Gisèle Decoster et Nao Nomitani au piano, Gilles Gobert à la direction et le dispositif électronique du Centre Pousseur. Cet ensemble entend promouvoir le très riche répertoire contemporain de musique de chambre. Il défend non seulement les oeuvres de compositeurs confirmés mais aussi ceux de la jeune génération. Ils sont partenaires du cycle Clés, couleurs, sonorités et, dans ce cadre, présentent trois concerts monographiques consacrés à Tristan Murail, Frederic Rzewski et le Québécois Claude Vivier.

Qu'est-ce que la musique spectrale ?
La musique spectrale fait référence à un courant musical important qui s'est développé en France dans les années '70 sous l'impulsion de deux compositeurs : Tristan Murail (né en 1947) et Gérard Grisey (1946-1998). Dans Cinquante ans de modernité musicale : de Darmstadt à l'Ircam, Célestin Deliège précise d'ailleurs qu'il est préférable de parler de "spectralisme" plutôt que de "musique spectrale" (1). Pour lui, toute musique est spectrale. Le spectralisme désigne plus précisément le travail de composition basé sur le spectre sonore rendu visible par le développement de l'électronique. A partir de ce décorticage spectographique du son, le compositeur pénètre au sein-même de la matière sonore dont les composants acoustiques constituent le matériau de la pièce musicale. Gérard Grisey (1946-1998), Tristan Murail (1947), Michaël Lévinas (1949), Hugues Dufourt (1943) illustrent ce courant au sein de l'Ensemble de l'Itinéraire créé en 1973. D'une manière générale, les spectraux tentent d'apporter une alternative au sérialisme en prenant en compte la globalité du phénomène sonore pour offrir un nouveau langage cohérent. Dans la notice du disque Erato STU 71544, Gérard Grisey écrivait à propos de son oeuvre Modulations :

« La forme de cette pièce est l'histoire même des sons qui la composent. Les paramètres du son sont orientés et dirigés pour créer plusieurs processus de modulation, processus qui font largement appel aux découvertes de l'acoustique : spectres d'harmoniques, spectres de partiels, transitoires, formants, sons additionnels, sons différentiels, bruit blanc, filtrage etc. D'autre part, l'analyse des sonogrammes des cuivres et de leur sourdine m'a permis de reconstituer synthétiquement leur timbre ou au contraire de les distordre. »

Précisons encore, avant de tenter d'expliquer tout cela, que les spectraux travaillent aussi bien à la simulation de procédés électroniques par des instruments traditionnels qu'à la recherche de sons hybrides avec l'apport de synthétiseurs ou autres instruments électroniques.

A la conquête du son : les pionniers ...
Le son compte quatre paramètres : la hauteur, la durée, l'intensité et le timbre. Ce dernier a souvent été le parent pauvre de la composition et ce jusqu'au XXe siècle. Les spectraux s'inscrivent dans la lignée des compositeurs ayant cherché à composer d'une manière significative avec le timbre. On pense directement à Claude Debussy (1862-1918). Voici ce qu'il écrit à Victor Segalen le 17 décembre 1908 :

« Les musiciens ne savent plus décomposer le son, le donner pur. Dans Pelléas, le sixième violon est aussi nécessaire que le premier, je m'efforce d'employer chaque timbre à l'état de pureté (...). On a appris à mélanger les timbres ; à les faire ressortir par des ombres ou des masses, sans les faire jouer avec leurs valeurs mêmes. Wagner y est allé très loin. Il lie par exemple 2 à 2 ou 3 à 3 le plupart de ses instruments. Le comble du genre, c'est Strauss, qui a tout foutu par terre. Il joint le trombone à la flûte. La flûte se perd et le trombone prend une voix étrange. Je m'efforce de garder sa pureté à chaque timbre, de le mettre à sa vraie place. L'orchestre de Strauss n'est qu'un composé de boisson américaine, où l'on mélange dix-huit produits ; tous les goûts particuliers disparaissent. C'est un orchestre de cocktail. »

Si la comparaison de Debussy et son jugement sans concession n'engagent que lui, force est de constater qu'il est le premier à cultiver le son pour lui-même dans une texture où l'harmonie renforce un timbre sans forcément susciter un enchaînement voulu par la syntaxe. Le timbre comme matériau de base d'une composition ? Le titre de son étude pour piano Pour les sonorités opposées en est une démonstration suffisamment explicite. Laissons la parole à Harry Hallbreich :

« Pour la première fois, devançant Webern et Messiaen, Debussy exploite les ressources insoupçonnées des timbres, des attaques et des intensités possibles dans le cadre du seul piano. A la recherche de sonorité, il exige de son interprète (mesures 38-40) de jouer trois fois de suite un même accord : piano doux, piano marqué, piano expressif et pénétrant. » (2)

Si Debussy cultive la pureté d'un timbre et lui donne du relief, Arnold Schönberg (1874-1951) franchit une étape supplémentaire à la fin de son Traîté d'harmonie (1911) émettant l'idée de composer avec le timbre :

« Je ne puis admettre sans réserves la différence que l'on a coutume d'établir entre couleur sonore et hauteur sonore. C'est en effet par sa couleur sonore -dont une dimension est la hauteur- que le son se signale. La couleur du son est donc le grand territoire dont une région est constituée par la hauteur du son. »

On peut illustrer ce propos révolutionnaire par la troisième des Fünf Stücke op. 16 (1909) qui porte d'ailleurs le sous-titre de Farben. Dans cette pièce il varie inlassablement la couleur d'une harmonie presque stable posant ainsi les jalons de ce qu'on appellera la Klankfarbenmelodie développée par son disciple Anton Webern (1883-1945). Il suffit d'écouter l'orchestration de ce dernier de l'Offrande Musicale de Bach pour comprendre de quoi il s'agit et plus encore les Fünf Stücke op. 10 où il atteint le pointillisme tant du point de vue sériel que des timbres. En 1968, Stimmung de Karlheinz Stockhausen (1928-2007) propose une pièce entière où les hauteurs des notes sont fixes et où la structure relève des seules modifications de timbre d'un agrégat unique composé des harmoniques d'un si bémol fondamental.

Dans cette conquête du son, l'Italien Giacinto Scelsi (1905-1988) joue un rôle prépondérant avec les Quattro Pezzi pour orchestre, chacune écrite sur une seule note troublée par des variations par demi-tons ou par micro-intervalles. Le Gyorgy Ligeti (1923-2006) de Atmosphères et de Lontano constitue lui aussi une source essentielle d'inspiration pour les spectraux. N'oublions pas Olivier Messiaen bien sûr, même si son approche de la couleur musicale est d'un autre ordre. Il a bien évidemment influencé les spectraux. Tout d'abord parce que Grisey et Murail ont suivi ses cours d'analyse et de composition. Ensuite parce que sa musique hautement colorée et d'une virtuosité du point de vue du timbre a intégré des influences exotiques et hindoues qu'on retrouve dans le spectralisme. Enfin car il a utilisé remarquablement l'instrument électroacoustique probablement le plus abouti à l'époque : les ondes Martenot.

Enfin, Célestin Deliège nous rappelle à l'ordre dans ce tour d'horizon des pionniers du son : « Le précurseur, c'est Hindemith. Il a conçu, au niveau théorique, un spectralisme rudimentaire mais explicite, fondé sur la résonance acoustique (...) Sans doute, le spectralisme hindemithien n'a-t-il pu inspirer les démarches actuelles comme a pu le faire Scelsi (...) il n'en est pas moins vrai que l'oublier, ou omettre de le citer, quand on croit faire l'histoire du spectralisme au XXe siècle, est une lacune. » (3)

Les composantes du son : rapide coup d'oeil...
Un instrument de musique mis en vibration produit un son. Ce son que nous percevons comme unique est constitué de différentes entités. Tout d'abord le son fondamental. Le plus puissant et le plus grave que nous percevons effectivement. Ensuite des harmoniques, en général non perceptibles directement et qui sont toutes en rapport de fréquence multiple par rapport au son fondamental. Par exemple, un son fondamental de 100 Hertz aura des harmoniques de 200, 300, 400 Hertz selon le Loi de Fourrier.

Exemple des sons harmoniques produits par la fondamentale mi
AL ML Spectralisme
Par contre si le son présente des composantes qui ne sont pas des multiples entiers de la fréquence du son fondamental, ces sons seront appelés partiels ou encore sons inharmoniques. Ils sont présents dans des sons complexes émis par une cloche ou un piano. Notons que plus nous allons dans les harmoniques aiguës, plus elles sont difficilement perceptibles.

Faites des expériences ! Jouez un son grave au piano bien timbré dans une nuance mezzo forte. Ecoutez-le se propager et mourir. Une oreille aguerrie peut entendre les 6 premières harmoniques. Vous pouvez également enfoncer les touches correspondant aux harmoniques sans produire de son. Jouer le mi grave et les harmoniques seront très audibles. Enfin, vous pouvez vous amuser à placer des petits cavaliers en papier sur les cordes correspondant aux harmoniques. En jouant le mi grave, les petits cavaliers vont sauter !

L'émission du son se décompose en trois phases : l'attaque, le maintien, sa décroissance jusqu'à l'extinction. Ces phases successives font apparaître encore des composantes supplémentaires qu'on appelle les transitoires.

Le travail du compositeur spectral est donc de reproduire, de recréer, de synthétiser et de travailler le spectre sonore. Pour faire simple, la forme du son est la forme musicale. Sa grammaire est tirée de ses composantes et le spectralisme apporte une nouvelle conception de la tension – détente. Il s'agit ici plutôt de spectre -torsion du spectre- retour au spectre. Si on observe bien les harmoniques de mi ci-dessus, on constate que ces harmoniques ne correspondent pas aux notes de notre système tempéré. Il y a des différences allant du 1/16 de ton au 1/4 de ton. Le compositeur et l'interprète utilisent donc les micro-intervalles, plus proches de la justesse acoustique. De plus, pour créer des distorsions du spectre en renforçant les transitoires d'attaque, ils développent des techniques nouvelles d'utilisation des instruments : col legno, sul ponticello, flatterzung, sons multiphoniques... Les instruments live se mélangent au sons de synthétiseurs.

Tristan Murail : repères biographiques
Il est né au Havre en 1947. Il a été l'élève d'Olivier Messiaen en composition au CNSM de Paris de 1967 à 1971. Il obtient le Prix de Rome et séjourne deux ans en Italie où il rencontre Scelsi. En 1973, avec Roger Tessier et Michaël Levinas, il fonde l'ensemble l'Itinéraire ; notons qu'il est aussi connu comme interprète des ondes Martenot. Il a été professeur de composition à l'IRCAM de 1991 à 1997 et à l'Université Columbia de New York de 1997 à 2001.

Retour au Senghor !
Le programme du concert parcourt plus de vingt ans de création du compositeur. La première pièce date de 1978 : Treize couleurs du soleil couchant. Dans cette pièce, treize sections se succèdent, chacune basée sur deux sons dont l'intervalle caractéristique se modifie. Dévolu à la flûte et la clarinette, le violon et le violoncelle assurent la torsion. Attracteurs étranges (1992) est une oeuvre pour violoncelle seul. Cette pièce est une analogie poétique de l'univers mathématique. Le violoncelle décrit des spirales rebondissant d'un point à l'autre sans jamais atteindre l'équilibre. Nicolas Deletaille excelle dans cet exercice. Les effets sont maîtrisés de même que le rendu formel.

Feuilles à travers les cloches (1998) fait référence à une des Images de Debussy, Cloches à travers les feuilles. Deux plans sonores s'opposent. Résonance des cloches contre bruissement des feuilles. Debussy le réalise avec la gamme par ton et des superpositions rythmiques complexes. Le langage de Murail est tout autre avec des techniques instrumentales spécifiques. Flatterzunge à la flûte, pizzicati des cordes dont les accords du piano rappelant Messiaen sont la résonance. Les cloches, tout d'abord au premier plan, sont supplantées par l'agitation du feuillage. Winter Fragments (2000) nous emmène dans un paysage enneigé où Murail assume la référence à Pieter Bruegel. L'écriture est fragmentaire par rapport aux autres pièces au discours plus continu et sans silence. Des sons mystérieux évoquent la glace qui se brise ou de violentes bourrasque. Notons que l'électronique se mêle aux instruments de manière très convaincante. Le son des instruments, amplifié et spatialisé crée une belle atmosphère.

L'ensemble OI\I se distingue dans ce redoutable répertoire où le musicien est à la limite du «jouable» du premier au dernier son. Ces partitions nécessiteent une pratique accrue des micro-intervalles. Du point de vue de la justesse, le résultat est remarquable. Il existe aujourd'hui des flûtes construites en 1/4 de tons mais encore impayables. Murail écrit-il une musique irréaliste à l'heure actuelle mais dont la plénitude sera atteinte dans quelques années, lorsque la facture instrumentale aura suivi ? On peut s'interroger quand on sait que des prototypes de claviers construits en micro-intervalles existent depuis longtemps mais ne s'imposent pas... Ces oeuvres ne sont pas mesurées mais construites sur des repères en secondes. La présence d'un chef est nécessaire. J'ajouterai un bémol à la prestation tout de même (ou un demi-bémol puisque nous baignons dans les micro-intervalles...) : les musiciens sont parfois trop accrochés à la partition ou à la direction métronomique du chef qui prend trop de place. L'écriture est rigoureuse mais les deux pianistes ne vivent pas toujours la beauté de l'effet sonore qu'elles viennent de produire. Le son n'a pas fini de vivre que Gisèle Decoster se déplace ou s'assied sur son tabouret, provoquant un bruit malvenu. Elles manquent toutes deux d'énergie dans leurs attaques et leurs intentions. Mais que cela n'égratigne pas trop la remarquable prestation générale ! Bravo aussi à l'Espace Senghor pour sa programmation et sa volonté de promouvoir la création et d'éduquer à la culture contemporaine !

Le spectralisme en un coup d'oeil ...
Parcours initiatique à travers Debussy, Scelsi et la musique traditionnelle hindoue... Le spectralisme c'est Gérard Grisey, Tristan Murail, Hugues Dufourt, Michaël Lévinas, Roger Tessier, Claude Vivier, Horatio Radulescu.

Michel Lambert

Pour en savoir plus :
- Jérôme BAILLET, Gérard Grisey, fondements d'une écriture, Paris, L'Harmattan, 2000.
- Jean-Yves BRAS, Les courants musicaux du 20e siècle, Genève, Papillon, 2003 (mélophiles).
- Célestin DELIÈGE, Cinquante ans de modernité musicale : de Darmstadt à l'IRCAM, Contribution historiographique à une musicologie critique, Sprimont, Mardaga, 2003.
- François-Xavier FÉRON, « Sur les traces de la musique spectrale : Analyse génétique des modèles compositionnels dans Périodes (1974) de Gérard Grisey », Revue de musicologie, T. 96, No. 2 (2010), p. 411-443.
- Yves KRIER, « Partiels, de Gérard Grisey, manifestation d'une nouvelle esthétique », Musurgia, vol. 7, No 3/4 (2000), p. 145-172.
- Gérard GRISEY, "La musique : le devenir des sons", in Darmstäter Beiträger Neven Musik, XIX, 1982, p. 16-23.
- Conférence de Darmstadt résumant les premiers résultats des recherches sur le son et leur application dans la musique.
- Gérard GRISEY, " Structuration des timbres dans la musique instrumentale ", Le timbre, métaphore pour la composition, Paris, I.R.C.A.M., Christian Bourgois, 1991, p.352.

 

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