Un bonheur perpétué, un bonheur renouvelé : Carmen  de Georges Bizet à l'Opéra de Paris

par

A Paris Bastille, Carmen triomphe, suscite l’enthousiasme -elle restera heureusement à l’affiche jusqu’au 25 février prochain. Découvrir ou revoir cet opéra est toujours un bonheur, d’autant plus dans la mise en scène, réellement devenue historique, de Calixto Bieito. D’autant plus encore quand elle est servie par de pareils interprètes.

Et pourtant voilà une partition plutôt mal accueillie à l’Opéra-Comique lors de sa création en 1875 (mais pour toute une série de raisons liées au temps et à ses conventions-convictions). Depuis, elle s’est absolument imposée. Ainsi, cette saison, elle fera l’objet de 120 productions et sera représentée 604 fois partout dans le monde ! Représentée devant des salles combles, aux publics bien plus hétérogènes que d’habitude. 

C’est évidemment lié à son intrigue, qui nous confronte à Carmen, une femme éprise de liberté, dût-elle en mourir : « je suis née libre, je mourrai libre » ; une femme dont les revendications-aspirations semblent avoir encore davantage d’échos aujourd’hui. Une intrigue qui conjugue scènes de foule et face-à-face d’extrême intensité, qui multiplie les tonalités, qui se fait tragédie inéluctable. C’est bien sûr lié à une partition dont on ne peut oublier les airs une fois qu’on les a entendus (comme me le disait ma jeune voisine de rangée : « Je ne connais pas ˊCarmenˊ, mais je la connais ! J’ai reconnu ses airs entendus déjà ici ou là »). Une partition de « couleur locale », si espagnole dirait-on, alors que, rappelons-le, Bizet n’a jamais mis les pieds en Espagne. Carmen fascine et n’a pas fini de fasciner.

Surtout quand elle est mise en scène comme elle l’est par Calixto Bieito. Et pourtant : savez-vous que cette mise en scène a été créée en 1999 ! Elle s’est imposée dans le monde entier, reprise et encore reprise. A l’Opéra de Paris, j’ai assisté à sa 44e représentation.

C’est une mise en scène qui, peut-être inattendue lors de sa création, n’a absolument pas vieilli, qui nous interpelle dans la force intacte de sa représentation. Bien sûr, à cause des photos qui circulent, on retiendra les Mercédès des gitans envahissant tout l’espace scénique lors de la scène des contrebandiers ; on retiendra le gigantesque taureau, si annonciateur d’une mise à mort inexorable. Mais ce qui est remarquable, c’est que l’immense plateau de Bastille est presque toujours nu : dans ce lieu sans limite, une femme et un homme s’attirent, s’aiment, se séparent, s’affrontent. Dans cet « espace vide » (celui que le grand Peter Brook privilégiait), leurs passions acquièrent une incroyable intensité dont rien ne nous distrait. Remarquable aussi la façon dont Calixto Bieito « chorégraphie » tout cela, notamment dans les déplacements si significatifs des foules et du choeur (soldats, enfants, ouvrières, contrebandiers). Grâce à toute cette « mise en scène », quelle émotion irrésistible nous étreint lors des moments ultimes : alors que Carmen meurt sous les coups de Don Jose, on entend la musique et les cris qui saluent une autre mise à mort, celle du taureau.

Mais le bonheur des retrouvailles ou d’une découverte culmine quand tous les interprètes les magnifient. Ce qui était le cas l’autre soir. Fabien Gabel a obtenu de l’Orchestre et des Choeurs de l’Opéra national de Paris qu’ils confèrent une extrême lisibilité significative à la partition de Bizet : on la reconnaissait, tout autant qu’on en découvrait de nouveaux aspects, et cela de façon remarquablement nuancée.

Quelle Carmen que celle de Gaëlle Arquez, quelle force redoutable émane de sa présence sur le plateau. Rien de vulgaire, elle est conviction incarnée de sa liberté. Son chant est l’exacte réalité vocale de sa personnalité. Oui, elle est « la femme libre » ! Quant à Vittorio Grigolo (venu de bien loin remplacer en urgence Joseph Calleja souffrant, et cela pour cette seule représentation), j’ai rarement vu un Don José aussi investi dans son rôle. Les hésitations, les abandons à la passion, l’incompréhension, la colère, la vengeance, le désespoir meurtrier qui l’amène à tuer celle dont il ne peut se passer pour qu’elle ne le quitte pas, il les exprime, il les vit. Sublime ! Comme elle est justement émouvante, sans mièvrerie, la Micaëla de Golda Schultz. Les Frasquita et Mercédès d’Andrea Cueva Molnar et Adèle Charvet ne ratent pas l’occasion que leur offre la mise en scène de se faire bien et savoureusement entendre. Marc Labonnette (le Dancaïre), Loïc Félix (le Remendado), Alejandro Balinas Vieites (Zuniga), Tomasz Kumiega (Moralès), Karim Belkhadra (Lillas Pastia) sont des comparses bienvenus. Quant à l’Escamillo de Lucas Meachem (Escamillo), il m’a moins convaincu l’autre soir ; mais je dois dire que c’est un rôle dont le chant me pose toujours un problème.
Oui, cette « Carmen »-là est un bonheur perpétué, un bonheur renouvelé.

Paris, Opéra Bastille, le 24 novembre 2022 

Stéphane Gilbart

Crédits photographique : Guergana Damianova/ONP



Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.