Un récital autour du clavecin à Anvers entre la Renaissance et le premier Baroque

par

Ruckers me fecit Antverpiae. Musique pour clavecins et virginals d’Anvers, 1560-1660. Claudin de Sermisy (1678-1741) : Dont vient cela. Antonio de Cabezón (1510-1566) : Duuiensela ; Un gai bergeir. Thomas Crecquillon (c1505-c1557) : Ung gay bergier. Peter Philips (c1560-1628) : Pavana Dolorosa ; Galiarda Dolorosa ; Bon jour mõ cueur di Orlando. Orlando di Lasso (1532-1594) : Susanna ung jour ; Bonjour mon cœur [arrgmts]. John Bull (c1562-1628) : The King’s Hunt ; Dutch Dance. Jan Pieterszoon Sweelinck (1562-1621) : Pavana Hispanica ; Paduana Lachrymae. John Dowland (c1563-1626) : Flow my tears. Johann Jakob Froberger (1616-1667) : Allemande, Courante, Sarabande [Partita V in C]. Michel Lambert (1610-1696) : Ma bergère est tendre et fidèle. Jacques Champion de Chambonnières (c1602-1672) : Chaconne en Fa. Manuscrit Susanne van Soldt : Brande champanje ; De frans galiard ; Almande de La nonette ; Wt de diepte o Heere ; Galiarde quÿ passe ; Pavane dan Vers. Manuscrit Camphuysen : Daphne. Mario Sarrechia, clavecin, virginal. Liselot De Wilde, soprano. Justin Glaie, luth. Août 2020. Livret en anglais, néerlandais. TT 68’09. Et’cetera KTC 1755

D’origine portugaise, issu d’une famille de confession juive convertie au catholicisme, Gaspar Duarte (1584-1653) dut fuir l’Inquisition et se réfugia à Anvers. Là il s’enrichit par le commerce de diamants et d’œuvres d’art, collectionna les tableaux de maître. Environ deux cents toiles (Holbein, Raphaël, Titien, Rubens, Van Dyck…) qui feraient la gloire de tout musée. La famille (six enfants) était musicienne, dont Francesca dont on sait qu’elle chanta accompagnée par le fils de Jan Pieterszoon Sweelinck. La demoiselle surnommée le « rossignol d’Anvers » était elle-même claviériste. Pour en savoir davantage sur ce cénacle digne d’un Parnasse, on pourra par exemple consulter l’article Networking in high society The Duarte family in seventeenth century Antwerp de Timothy De Paepe. Cet environnement mélomane avait déjà fait l’objet d’un CD The Duarte Circle - Antwerp 1640 par Korneel Bernolet et l’ensemble Transports Publics chez le label Musica Ficta (2018). Ce nouveau disque « Ruckers me fecit Antverpiae » s’annonce de la même veine, voire du même sérail puisque Timothy De Paepe est crédité pour le livret, et Korneel Bernolet a assuré la prise de son et le mastering

Le florilège est « structuré comme un concert que Francisca Duarte pourrait avoir donné » dans cette cité anversoise qui fut à l’époque un foyer majeur et prestigieux de la facture de clavecin au nord des Alpes. Le livret du disque indique que près de cent quarante de ces instruments survécurent aux siècles ; douze sont conservés au Vleeshuis Museum, dont sept sont signés de Joannes ou Andreas Ruckers, ou de Couchet. Parmi ces derniers, trois ont inspiré des muselar, ottavino, clavecin à un clavier, respectivement construits par la maison Maene et Jean-Pierre Hemmeryckx, et sont joués sur le présent album. Les deux autres que nous y entendons sont une épinette inspirée par un modèle du MIM de Bruxelles, et un clavecin à deux claviers fait par Titus Crijnen d’après le fameux « Ruckers 1624 » du Musée Unterlinden de Colmar, qui se prête ici aux extraits de la Partita de Froberger et à la Chaconne de Chambonnières.

Ces cinq instruments se distribuent un programme présenté comme une anthologie de célèbres pages de l’époque, provenant d’Italie, France, Angleterre, Pays-Bas, que l’on aurait pu admirer dans ces salons bourgeois. Bien que la famille Duarte était ouverte aux nouveautés et composait elle-même, le disque a plutôt sélectionné des œuvres de la Renaissance tardive en amont des bornes chronologiques qu’il s’est assignées (1560-1660). Outre les notoires compositeurs invités ici, le parcours inclut aussi des pièces du Manuscrit Camphuysen, et bien sûr du Manuscrit Susanne van Soldt, sorte de cahier de musique pour la fillette de cette famille, principalement compilé à Anvers avant qu’elle ne s’embarque pour Londres.

La glose et les variations sur les chansons à la mode étaient alors un genre prisé, que nous retrouvons ici : quelques airs ciselés par la voix de Liselot De Wilde suivis de leur arrangement pour clavier. Deux sont mêmes entendus simultanément (le psaume Wt de diepte o Heere et Susanna ung jour). Le luth délicat de Justin Glaie vient à l’appui du lyrisme, et s’entend en duo avec le clavecin dans la Pavana Hispanica de Sweelinck. Trois danses du Manuscrit van Soldt illustrent un autre étonnant et délicieux attelage, couplant muselar et ottavino. Même si le charisme se situe en-deçà du panache attendu des moments de brio (la King’s Hunt de Bull ou la Gaillarde de Philips, trop timidement abordés), l’interprétation de Mario Sarrechia se distingue par son raffinement et témoigne d’une évidente accointance avec l’esprit des partitions tendres et méditatives. Ce récital d’une exécution parfois trop châtiée (la Paduana Lachrymae) n’en séduit pas moins, tant par la qualité du panel organologique que par le pouvoir d’émotion qui émane des trois artistes, prodiguant tout leur soin à cet intéressant projet.

Son : 8,5 – Livret : 9 – Répertoire : 8-9 – Interprétation : 8,5

Christophe Steyne

 

 

 

 

 



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