Un voyage intimiste dans la musique vocale de Sir Edward Elgar 

par

Where Corals Lie. A Journey through Songs by Sir Edward Elgar (1857-1934) : Sea Pictures, op. 37 ; ‘Sieben Lieder’, extraits ; Two Songs, op. 60 ; Pleading, op. 48 ; The Muleteer’s Serenade ; The Self Banished ; Speak, Music!, op. 41 n° 2 ; After, op. 31 n° 1 ; In Moonlight ; When the spring comes round ; Pansies. Julia Sitkovetsky, soprano ; Christopher Glynn, piano. 2021. Notice en anglais, en allemand, en français. Textes des airs vocaux en anglais. 63.38. Chandos CHAN 20236. 

Lorsqu’il compose son opus 37, les Sea Pictures, Edward Elgar est âgé d’une bonne quarantaine d’années. Si ses symphonies et ses concertos pour violon et violoncelle ne verront le jour que le siècle suivant, il compte déjà à son actif des partitions qui comptent, comme l’ouverture Froissart ou des cantates et oratorios : The Black Knight, The Light of Life, King Olaf et Caractacus. En cette même année 1899, les Variations Enigma vont voir le jour, lui assurant une popularité définitive. Les cinq mélodies du cycle « marin » sont une commande du Festival de Norwich qu’Elgar honore au cours de l’été ; elles sont créées le 5 octobre, pendant le festival, par une star du temps, la contralto Clara Butt (1872-1936), sous la baguette du compositeur. Fréquemment enregistrées dans leur mouture avec orchestre, les Sea Pictures ont connu de nombreuses gravures parmi lesquelles figure, au sommet, celle de Dame Janet Baker, sublime en 1965, avec l’Orchestre Symphonique de Londres dirigé par Sir John Barbirolli (EMI), dans un couplage avec le Concerto pour violoncelle joué par Jacqueline du Pré. Les gravures avec piano sont moins fréquentes ; on signalera, pour notre siècle, Claire-Louise Lucas et Jonathan Darnborough (Claudio, 2007) ou Ruth Willemse avec Vital Stahievitch (Etcetera, 2016), ce dernier CD portant le même intitulé que le présent album : Where Corals Lie (Où se trouvent les coraux), titre du quatrième poème du cycle. 

Les Sea Pictures, pages d’une romantique ampleur mélancolique, demandent de l’interprète un réel investissement émotionnel et une approche globale cohérente, de mêmes thèmes s’alimentant mutuellement au fil du discours. L’orchestre, qui fait appel à un effectif somptueux avec timbales, harpe et orgue, plonge l’auditeur dans une atmosphère que l’on peut situer dans une ligne wagnérienne voluptueuse. Le piano, quand il le remplace, doit relever le défi de souligner les couleurs et les nuances qu’apportent, sur le plan symphonique, les cors, les flûtes, les clarinettes ou le tuba. Quant à la cantatrice, elle doit faire vivre les textes qui sont de cinq plumes différentes et de valeur poétique inégale. Le premier, de Roden Noel (1834-1894), est une berceuse rêveuse qui évoque des vagues calmes ; celui qui suit est une mélodie, écrite déjà en 1897 puis révisée par Elgar, sur un poème de son épouse, Caroline Alice (1848-1920). Cet In Haven (Capri) est un aveu d’amour fin et délicat. La troisième mélodie, Sabbath Morning at Sea, s’inspire de vers de l’épouse du poète Robert Browning, Elisabeth Barrett (1806-1861) ; solennels et extatiques, ils sont proches d’une scène mystique. Le thème de Nimrod, neuvième des Variations Enigma, le traverse. La mélancolie étreint Where Corals Lie, quatrième de l’ensemble, sur un texte de Richard Garnett (1835-1906), le cycle s’achevant par The Swimmer, tiré du recueil Bush Ballads and Gallloping Rhymes publié à Melbourne en 1870 par le très populaire poète australien Adam Lindsay Gordon qui se suicida à 37 ans la même année. Ici, le drame couve, avec des vents tumultueux et des contrastes violents, avant un retour au calme. La notice bien documentée, signée par Iain Farrington, signale qu’Elgar se produisit au piano avec Clara Butt pour la première londonienne avant que le duo ne fasse de même devant la Reine Victoria à Balmoral.  

Les Sea Pictures, importants dans la production elgarienne, ouvrent le programme de cet album Chandos. C’est la soprano anglo-américaine Julia Sitkovetsky (°1989) qui officie ici. Elle est la petite-fille du violoniste Julian Sitkovetsky (1925-1958), 2e Prix en 1955 du Concours Reine Elisabeth remporté par Berl Senofsky, et de la pianiste Bella Davidovich (°1928). Son père, Dmitry Sitkovetsky, a émigré à Londres en 1977, à l’âge de vingt-trois ans. Julia a étudié à la Guildhall School of Music and Drama de la capitale anglaise et a fait ses débuts à seize ans à Glyndebourne et à l’English National Opera. Ce sera ensuite Linz où elle a été Gilda de Rigoletto, Hanovre, Düsseldorf, puis Dresde avec, à la clef, pendant la saison 2019/20, le rôle de la Reine de la nuit de La Flûte enchantée de Mozart. Elle a participé aux éliminatoires de la session chant du Concours Reine Elisabeth 2018, et a enregistré son premier album pour le label Hyperion en 2020 : des mélodies de Rachmaninov avec Roger Vignoles au piano. Son partenaire, le pianiste anglais Christopher Glynn (°1974), qui est aussi directeur de festivals et professeur au Royal College of Music de Londres, a été le complice de nombreuses voix parmi lesquelles on citera celles de Sir Thomas Allen, Anthony Rolfe Johnson, Bryn Terfel ou Jonas Kaufmann, et, du côté féminin, Claire Booth, Kathryn Rudge ou Felicity Lott. La prestation de la soprano nous déçoit quelque peu, tant dans le domaine vocal que dans celui de l’expressivité réclamée par cette partition. SI elle ne manque pas d’aigus, Julia Sitkovetsky a cependant tendance à trop les projeter, de façon hachée, parfois même jusqu’au cri, passant ainsi souvent à côté d’une évocation qui, à force de ne pas assez demeurer dans un registre maîtrisé, engendre une forme de monotonie. Celle-ci n’est pas suffisamment lyrique pour donner vie à des mots qui recèlent des mystères, des effluves, des fluidités et réclament des nuances que d’autres cantatrices ont mieux soulignées. Le piano de Christopher Glynn, de son côté, se fait discret, économe de moyens et même pudique ; il trouve le ton juste. Ce qui ne sauve pas tout à fait ces Sea Pictures du regret énoncé.

Il faut cependant nuancer un avis qui paraîtra peut-être sévère, car le reste du programme convient beaucoup mieux à la cantatrice qui montre dès lors que sa sensibilité, quelque peu bridée dans l’opus 37, peut se manifester hardiment malgré un vibrato prononcé. Une quinzaine d’autres mélodies jalonne un parcours de trente années du compositeur depuis 1875 (The Self Banished qui date de l’adolescence) et la fin des années 1880, avec des extraits des Sieben Lieder, airs séparés réunis en 1907 par un éditeur allemand. On en trouve cinq ici, dont le nostalgique Queen Mary’s Song sous-titré Chant du luth, rappel de la souveraine anglaise du XVIe siècle. De 1894, on savoure The Muleteers’Serenade au sein de laquelle le piano a des textures qui le rapprochent de la guitare, puis, pour l’année suivante, le chagrin d’amour raconté dans After. 

On bascule alors dans le XXe siècle avec Pansies qui, en 1900, est un arrangement du Salut d’amour de 1888 pour violon et piano, dédié alors à la future épouse. Après le succès phénoménal remporté en 1902 par Land of Hope and Glory qui se base sur la première des marches Pomp and Circumstance, Elgar écrit, la même année, Speak, Music ! qui s’inscrit dans une veine intime, comme un appel au repos. On citera encore In Moonlight de 1904, où l’on retrouve les échos populaires de l’inspiration italienne de l’ouverture pour orchestre In the South (Alassio), ou Pleading de 1908, une imploration rêveuse écrite peu après la Symphonie n° 1. Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, Elgar est très affecté. En 1915, l’écrivain belge Emile Cammaerts (1875-1953) souhaite la collaboration du compositeur pour dénoncer la guerre. En découle Une voix dans le désert pour narrateur et orchestre, partition dans laquelle une jeune fille chante When the spring comes round dans un contexte douloureux, mais tourné vers l’espoir. Julia Sitkovetsky est beaucoup plus à l’aise dans ce florilège aux multiples branches tour à tour tendres, mélancoliques et fragiles. On lui accordera la capacité de rendre à ces poèmes et à cette musique intimiste leur part de finesse, la voix faisant alors preuve de la souplesse et des nuances qui ont manqué dans Sea Pictures. Le piano de Christopher Glynn, toujours en situation, est digne d’éloges. L’enregistrement a été effectué en deux jours, les 5 et 6 mai 2021, au Menuhin Hall de Stoke d’Abernon dans le Surrey. Les non-anglophones regretteront que l’éditeur, qui consacre sept pages en français à des commentaires intéressants sur ce voyage à travers les mélodies de Sir Edward Elgar, n’ait pas jugé bon d’ajouter la traduction française des poèmes. Hélas, la seule version anglaise est insérée. 

Son : 9  Notice : 9  Répertoire : 9  Interprétation : 7,5

Jean Lacroix   

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.