Klaus Mäkelä et l’Orchestre de Paris : l’ombre de Schönberg et la lumière de Mahler

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Deux œuvres qu’il était passionnant de rapprocher étaient au programme de ce concert de l’Orchestre de Paris : La Nuit transfigurée d’Arnold Schönberg, et la Quatrième Symphonie de Gustav Mahler.

Toutes deux écrites en 1899 (en tout cas dans sa version originale pour la première, et même si la partie finale de la seconde a été commencée dès 1892), elles proviennent néanmoins de compositeurs qui ne sont pas de la même génération, aux esthétiques très différentes.

Quand il a écrit La Nuit transfigurée, Schönberg avait vingt-cinq ans, et s’il y transgresse déjà quelques règles harmoniques, cette œuvre appartient encore au romantisme finissant. Il composera encore pendant un demi-siècle, pendant lequel il va bouleverser la tonalité. Voilà donc une œuvre en quelque sorte à part dans la production de ce compositeur.

Mahler, qui s’est principalement exprimé d’une part par ses symphonies, d’autre part par ses mélodies avec orchestre, a écrit sa Quatrième Symphonie au passage de la quarantaine. Il vivra encore une dizaine d’années, qui verront naître encore cinq symphonies, mais dans un langage relativement proche. Ce que celle-ci a de particulier, toutefois, c’est sa légèreté (au moins apparente), ses références à l’enfance, la transparence de son orchestration, et sa durée moindre. En un mot : sa simplicité.

Si La Nuit transfigurée a été composée pour sextuor à cordes (deux violons, deux altos et deux violoncelles), Schönberg l’a transcrite pour orchestre à cordes en 1917 puis révisée en 1943. C’est cette dernière version qui a été jouée ici, avec un effectif pour le moins généreux : 16 premiers violons, 14 seconds violons, 12 altos, 12 violoncelles et 8 contrebasses (au passage, il faut souligner la pure beauté des solos du premier violon invité, Petteri Livonen, notamment dans ses échanges avec l’altiste David Gaillard). Pour autant, et sans gommer les effets tels que pizz arrachés ou archet sur le chevalet, Klaus Mäkelä parvient à obtenir des textures aérées, et beaucoup de souplesse de la part des musiciens. 

Lui-même violoncelliste, il imprime sa sonorité à l’orchestre. La complicité qui unit tous ces instrumentistes à cordes est perceptible. Du reste, quelques jours plus tard, le chef prenait son instrument pour jouer, avec quelques musiciens présents ce soir-là, l’une des sources d’inspiration de cette Nuit transfigurée : le Premier Sextuor à cordes de Brahms. 

Schönberg a basé son œuvre sur un poème de Richard Dehmel, dans lequel une femme avoue, lors d’une promenade nocturne, à son amant qu’elle attend un enfant d’un autre ; elle sera finalement pardonnée, et ce sera la transfiguration. Mais lors de l’édition de sa version de 1943, le compositeur fait le choix de supprimer le texte sur la partition, considérant que l’œuvre pouvait être entendue comme de la musique pure. Klaus Mäkelä, avec sa direction volontiers chorégraphique, chaloupée, ardente, a semble-t-il choisi cette direction.

Quand l’éclairage en majeur de la transfiguration arrive, c’est tout simplement merveilleux. Et nous sortons de cette première partie des étoiles plein la tête.

Après la nuit, place à la lumineuse Quatrième Symphonie de Mahler. Aux 62 cordes viennent s’ajouter 13 bois, 7 cuivres, 1 harpe et 6 percussions, ce qui malgré tout représente un effectif tout à fait raisonnable pour ce compositeur.

Dès le début, on sent que Klaus Mäkelä, qui ne cache jamais son plaisir à diriger, s’amuse particulièrement. Il accentue les fluctuations de tempo, tout en laissant souvent jouer l’orchestre. Ses gestes vont du sobre au théâtral (les glissades, spécifiquement demandées par le compositeur, sont appuyées – et remarquablement exécutées). D’un côté les nuances les plus douces sont à la limite de l’audible (et on se demande, dans les fins de phrases quasi silencieuses, comment les musiciens parviennent à repartir tous ensemble, alors que leur chef semble immobile), et de l’autre il fait jouer certains instruments à vent pavillon en l’air, pour leur donner plus de présence. Certains trouveront sans doute que ce premier mouvement manquait de subtilité au bénéfice du spectaculaire. Peut-être. Mais quel spectacle ! 

Notons ici (nous les retrouverons dans toute la suite), les interventions particulièrement inspirées du basson de Marc Trénel, et celles, d’une exceptionnelle précision, de l’ensemble du pupitre de contrebasses.

Dans le deuxième mouvement, Petteri Livonen joue du violon volontairement désaccordé avec une gourmandise assumée, et une sonorité relativement grinçante, qui pourrait toutefois être encore moins flatteuse sans dénaturer l’idée du compositeur. Le troisième, au début duquel entre la soprano soliste (qui vient s’installer derrière les violoncelles, à côté des contrebasses) est, malgré quelques moments où l’intensité baisse quelque peu, d’une densité dramatique à la limite du soutenable. Le dernier, après un impressionnant crescendo, n’en sera que plus salvateur.

C’est là que « Nous savourons les joies célestes » (textes traditionnels allemands extraits du Cor enchanté de l'enfant). Mahler demande à la chanteuse « une expression joyeuse et enfantine, tout à fait dépourvue de parodie ». C’est bien le parti pris par Christiane Karg, qui évite cependant une interprétation trop simpliste, et nous ravit par sa musicalité. Placée ainsi au milieu de l’orchestre, la voix projette forcément moins que si elle était, comme c’est l’habitude, devant les musiciens, aux côtés du chef. Pour autant, la voix se marie joliment avec les timbres des instruments, et l’orchestre n’est pas qu’un simple faire-valoir.

Après les mi graves de la harpe et des contrebasses de la fin, il y a eu un long silence avant les applaudissements. Le public était conquis. Il ne pouvait pas en être autrement.

Paris, Auditorium Pierre Boulez de la Philharmonie, 15 mai 2024

Pierre Carrive 

Crédits photographiques : DR

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