Une chanteuse intelligente : Marie-Nicole Lemieux

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Au cours de chaque saison, le Grand-Théâtre de Genève organise quatre ou cinq récitals de chant avec piano. Samedi 28 octobre, en dialogue avec Roger Vignoles, Marie-Nicole Lemieux a ouvert les feux avec un programme d’une rare intelligence ayant pour figures de proue deux génies de la poésie, Johann Wolfgang von Goethe et Charles Baudelaire. La quarantaine passée, l’artiste canadienne est au sommet de ses moyens : la voix possède le medium et le grave somptueux du contralto tout en conservant la souplesse d’émission qui lui permet d’accéder facilement à l’aigu.La première partie de soirée est consacrée au lied et en premier lieu à Schumann : en éclaircissant le coloris, elle livre le Kennst du das Land ? de Mignon sans pouvoir dissiper les nuages de l’inquiétude que finira par chasser le  Lied der Suleika  avec ses inflexions radieuses. Profitant de l’accompagnement pondéré mais efficace de Roger Vignoles, elle propose ensuite le Schubert enjoué de Der Musensohn dont le brio cède le pas aux demi-teintes d’un Ganymed qu’amuse le trille du rossignol ; et Gretchen am Spinnrad en constitue le contraste brutal ; car une suffocante angoisse suscite une vision cauchemardesque déchiré par le fatal « Und ach sein Kuss ! ». Que le Beethoven de Wonne der Wehmut semble alors bien sage dans son carcan rigide avant que ne pointent les éclats guerriers du premier air de Clärchen dans la musique de scène pour Egmont ! Dans une tenue du souffle qui lui concède une véritable ligne de chant, elle suggère ensuite la gravité d’une Fanny Mendelssohn évoquant le chant du harpiste et la paix des sommets. Puis sur un canevas pianistique émoustillé par les audaces harmoniques paraît un Hugo Wolf à la surprenante espièglerie dans Blumengruss et Frühling übers Jahr ; mais ce sentiment de joie sera lacéré par un Kennst du das Land ? qui tire le tragique du declamato jusqu’à un saisissant « Dahin ! ».
De manière surprenante, la seconde partie dédiée à la mélodie française est encore plus sombre que la première puisqu’elle est basée sur Les Fleurs du Mal et Les Epaves de Baudelaire. Des graves du timbre surgit l’image de L’Albatros selon Ernest Chausson dont le tragique est amplifié par le vert cendre du Chant d’automne de Fauré et par l’expansion de grand lyrique pour La Musique de Gustave Charpentier. Nous pétrifient Les Hiboux dans une page aussi bouleversante que méconnue de Déodat de Séverac. L’atmosphère s’éclaircit quelque peu avec Hymne de Fauré ; mais une sensation d’étrangeté se dégage aussitôt de La Mort des Amants du même Charpentier et de deux des Cinq Poèmes de Baudelaire mis en musique par Claude Debussy : Le jet d’eau a la délicatesse d’une élégie parfois hermétique quand Recueillement suscite une émotion nimbée de mystère. Et finalement les noirs nuages se dissiperont avec deux pages célèbres d’Henri Duparc, L’Invitation au voyage et La Vie antérieure, même si leur caractère mélancolique en est pesant. Devant la concentration d’un public médusé par tant de beauté, la chanteuse glisse dans sa voix un rayon de soleil pour ébaucher un nouveau « Connais-tu le pays ? », celui de la Mignon d’Ambroise Thomas avant de conclure par Le Flacon selon Léo Ferré.
Paul-André Demierre
Genève, Opéra des Nations, le 28 octobre 2017

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