Lille Piano(s) Festival, grands moments du piano

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L’édition 2019 de Lille Piano(s) Festival fut la dernière concoctée par son fondateur Jean-Claude Casadesus. En effet, le père de l’Orchestre National de Lille, qui demeurait le directeur artistique du Festival, va finalement passer la main dès l’édition prochaine. Pour illustrer cette année-clef, la programmation était particulièrement remarquable avec, notamment, l’entrée de l’orgue dans la programmation.

Récitals d’orgue

C’est à la Cathédrale Notre-Dame de la Treille que les trois récitals d’orgue se sont déroulés. La construction de l’édifice de style néo-gothique mais se servant de technique et de matériel moderne, a débuté en 1854 pour ne se terminer qu’en 1999. La cathédrale possède deux orgues : l’orgue de chœur dû à Cavaillé-Col et date de 1869 et le grand orgue, inauguré en juin 2007 par Jean Gillou. Il s’agit de l’instrument qui se trouvait au studio 104 de la Maison de la Radio à Paris, c'est l’un des plus importants orgues européens. Les récitals ont été donnés sur le grand orgue, tandis que les « préludes » par des élèves du Conservatoire se passaient sur le Cavaillé-Col.

Le 14 juin, Thierry Escaich donne un programme sous le signe de l’improvisation. Son Ouverture improvisée, utilisant des notes rappelant le nom de Chostakovitch, annonce d’emblée la teneur du concert : clarté et virtuosité. Quelques changements au programme permettent d’insérer une improvisation de plus, celle sur le thème initial du Concerto pour violon de Mendelssohn. Celle-ci est merveilleusement… mendelssohnienne, avec toutes les caractéristiques du compositeur comme une figue à veine romantique, des cantilènes à l’instar de Romances sans paroles ou encore un scherzo final et ce, en passant par différentes couleurs instrumentales et orchestrales. Ses idées musicales, d’une richesse impressionnante, s’enchainent de façon si naturelle et si fluide que l’improvisation semble sa langue maternelle. Ses commentaires ponctuent le concert et attirent davantage l’attention de l’auditoire. Après le récital de Ghislain Leroy (titulaire des orgues de Notre-Dame de la Treille) le 16 juin, auquel nous n’avons pas pu assisté, l’un des organistes de Notre-Dame de Paris, Olivier Latry, présente un concert commenté sous le thème de « Bach et les Romantiques ». Son programme est en grande partie constitué de transcriptions, de Schumann, Widor, Liszt, Gigout et, surtout, la Fantaisie et fugue en sol mineur BWV 542 de Bach d’après la version de piano de Liszt réadaptée pour orgue par Olivier Latry. Son interprétation, solennelle, est d'une grande rigueur malgré la fantaisie et le spectaculaire qui caractérisent l’œuvre de Liszt.

Arts de grands maîtres

Parmi les récitals, trois étaient particulièrement remarqués dès l’annonce du programme : Jean-Claude Pennetier, Nelson Freire et Boris Giltburg. L’intégrale des Nocturnes de Fauré par Jean-Claude Pennetier (15 juin à 15 h au Conservatoire) est d’une poésie infinie, comme il l’a déjà démontré dans son disque chez Mirare. Mais le contact avec le public crée une autre dimension, plus souple. Le choix d’un piano Bösendorfer participe à cette fête de délicatesse et de subtilité, grâce à un son enveloppant et jamais clinquant. L’ambiance est chaleureuse, la musique est bienveillante. Dommage que certains auditeurs se soient pressés de partir les uns après les autres, avant la fin du récital, à cause d’un concert suivant parce que les horaires se rapprochaient trop. Il aurait été plus appréciable que la lumière de la salle soit éteinte et les fenêtres du toit voilées pour créer une atmosphère intime, plus propice aux Nocturnes. Le lendemain, au même endroit et avec le même piano, Boris Giltburg donne une autre intégrale, celle des Préludes de Rachmaninov. D’une virtuosité époustouflant, Giltburg se sert de toutes ses capacités physiques pour faire sonner l’instrument au maximum, comme s’il jouait dans une vaste salle de 2000 places… Le coffre de l’instrument fait résonner merveilleusement le son qui vient du fond du clavier. Difficile, ainsi, de croire qu’il s’agit du même piano, si confidentiel sous les doigts de Pennetier ! L’agressivité n’est pourtant pas le mot pour qualifier son jeu (du moins ce jour-là) et son discours reste toujours clair.
Le 15 juin au soir, Nelson Freire donne un récital avec un programme Bach-Beethoven-Chopin, mais aussi Trois Danses fantastiques de Chostakovitch et le Nocturne op. 16 n° 4 de Paderewski. Si l’élégance et une certaine coquetterie dominent les Trois Danses, la douceur et encore et toujours l’élégance s’emparent du Nocturne, et son interprétation fait oublier le caractère « salonnard » de ces pièces qui pourraient tomber dans une plus grande banalité chez certains autres pianistes. Étonnante est la Polonaise op. 26 n° 1 de Chopin ; il joue les premiers accords certes de manière belliqueuse mais pas pour attaquer quoi que ce soit, cela reste infiniment musical. Toutes les pièces jouées révèlent un visage nouveau, comme la Mazurka op. 17 n° 4, nostalgique à souhait et aucunement sentimentale.

Musique de chambre par le quatuor Tana et Momo Kodama

Nous sommes peut-être trop habitués à écouter le Quatuor Tana dans le répertoire des XXe et XXIe  où il excelle. C’est pourquoi une légère surprise s’est emparée de notre esprit quand nous avons lu dans le programme le Quintette et le Quatuor n° 1 avec piano de Brahms (15 et 16 juin à 11h au conservatoire). Leur Quintette est laborieux, voire guindé par moments ; le piano de Momo Kodama et le quatuor sont séparés comme deux parties opposées et c’est seulement dans le dernier mouvement, « Rondo alla zingarese », qu’ils ont enfin trouvé une unité, poussés par l’élan naturel de la partition. Le Quatuor avec piano est plus équilibré même si cela reste toujours assez laborieux. Cela ne convainc pas, il manque de maturité en tant qu’ensemble. En revanche, dans le nouveau Quatuor à cordes de Regis Campo et le Quatuor à cordes n° 7 de Philip Glass, les quartettistes sont bien dans leur domaine ; leur interprétation relève d’une extrême rigueur mais aussi d’une grande souplesse. L’œuvre de Campo, sous-titrée « Borderline Activity », a été créée le 15 mai dernier à Marseille et est dédiée aux Tana. Elle fait appel à une bande enregistrée et un dispositif de diffusion de son amplifié. Les musiciens jouent sur les sons enregistrés, rythmiques et proches de la techno, avec un timing bien précis (pour ce faire, ils ont une oreillette ou un casque qui donne le rythme). Le procédé rappelle le Different Trains de Steve Reich. Musique répétitive certes, mais pas à la manière des compositeurs minimalistes ; de nombreuses variations de cellules rythmiques sur les beats quasi-électro et l’attente de ce qui se produira ensuite maintiennent l’attention de la salle durant toute la pièce, soit une vingtaine de minutes. Le lendemain, ils interprètent l’avant-dernier Quatuor (2014) de Philip Glass, le dernier (pour le moment) datant de 2018. En un seul mouvement, l’œuvre est construite par petits motifs qui évoluent avec beaucoup de liberté. Les Tana valorisent un certain lyrisme rappelant la voix et quelques séquences font même référence à un léger rubato comme dans une œuvre romantique.

Concertos poids lourd

Le Festival a offert quatre concertos en trois jours. Jean-Claude Casadesus dirige l’Orchestre National de Lille en ouverture et en clôture et l’Orchestre de Picardie donne deux concerts successifs le samedi après-midi, sous la direction d'Arie van Beek. En ouverture, le jeune pianiste sino-suisse Louis Schwizgebel joue le Concerto n° 1 de Liszt suivi, sans entracte, de Bertrand Chamayou dans le Concerto « Egyptien » de Saint-Saëns. Très rare en France, Schwizgebel se distingue par un jeu délicat et sensible, ce qui a donné ce jour-là l’impression que son interprétation était un peu frêle. Le piano est parfois couvert par l’orchestre, et ce malgré son sens de phrasé remarquable. En revanche, l’« Egyptien » de Bertrand Chamayou a totalement convaincu l’audience. D’un tempo très allant, les expressions restent cependant extrêmement limpides. Il entraine ainsi toute la salle dans un tourbillon enivrant de cet exotisme à la XIXe siècle. Pas étonnant qu’il ait été salué par une ovation debout. En bis, les deux pianistes proposent ensemble « Laideronnette » de Ma Mère l’Oye de Ravel, avec l’imitation de coups de gong en frappant directement des cordes dans la caisse de résonance. Dans le 2e concert de l’Orchestre de Picardie (le premier concert chevauchait le récital de Jean-Claude Pennetier, contrairement aux horaires annoncées, et nous n’avons pas pu assister à grand regret à la Fantaisie concertante pour piano, trompette et orchestre à cardes de Beintus avec Franck Braley et Romain Leleu en solistes), Adam Laloum joue deux Concertos de Mozart, les n° 27 et 24. Le premier, en si bémol majeur, manque de verve et sonne assez plat, alors que l’ut mineur est une merveille, la grâce du chant mozartien est pleinement mise en avant, même dans le climat assez sombre et passionné de l’œuvre. À quoi s’ajoute la beauté du son, propre au pianiste. En clôture du festival, Nelson Freire offre le Concerto n° 2 de Brahms, un peu décevant ; dans une grande partie des mouvements rapides, le piano est agressif, hâtif et assez guerrier, avec un son clinquant. Cependant, il trouve sa finesse habituelle dans le mouvement lent.

Spectacles autour du piano

Parmi les « spectacles autour du piano » (Madame Pylinska et le secret de Chopin par Eric-Emmanuel Schmidt et Nicolas Stavy, ciné-concert Le Cabinet du Docteur Caligari, Le Carnaval des animaux avec Ensemble Kheops…), et autres récitals (Violon/Vibrapone par Alexandra Soumm et Illya Amar…), nous avons assisté celui de Fanny Azzuro avec la danseuse Andrea Moufounda. Sur les Miroirs de Ravel, Reflets dans l’eau et Mouvement de Debussy, ainsi qu’El Albaicin d’Albeniz, la danseuse exprime l’idée de Miroir et d’Image, parfois avec la participation de la pianiste. La mise en espace a été assurée par Parelle Gervasoni. L’idée est séduisante mais la configuration de la salle toute plate ne permettait pas d’apprécier tels quels les mouvements de la danseuse, et certaines séquences semblaient redondantes, d’où le sentiment de longueur.

Lille Piano(s) Festival 2019 a rassemblé plus de 15 000 spectateurs. La prochaine édition se déroulera les 12, 13 et 14 juin 2020, programmée par les équipes artistiques de l’Orchestre National de Lille et son directeur musical Alexandre Bloch.

Victoria Okada

Crédits photographiques : Ugo Ponte © ONL

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