Une Manon pour le XXIème siècle au Liceu

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Pour le centenaire de la naissance de la grande soprano barcelonaise Victoria de los Ángeles, le Liceu a voulu lui rendre hommage en reprenant la « Manon » de Massenet, un rôle dans lequel elle avait laissé un souvenir impérissable à Barcelone de 1945 à 1967 et un peu partout dans le monde. Il est intéressant de rappeler que cette œuvre avait été créée là en 1894, dix ans après Paris, dans une version en langue italienne. Mais plus tard, pendant la première moitié du XXème siècle elle fut présentée à diverses reprises dans des version hybrides : certains chanteurs se produisant en français et d’autres en italien. Je laisse au lecteur le soin d’imaginer la confusion de telles soirées « mémorables ». En 1921, un journal de Barcelone publia le matin une critique (plutôt dithyrambique…) d’une représentation qui n’eut lieu que le soir du même jour ! Croyez-moi sur parole : j’étais bien là hier soir à la première de cette production fascinante ! Et je peux témoigner que les nord-américains Nadine Sierra et Michael Fabiano ont marqué leurs rôles d’un regard désinvolte et novateur qui, sans renier la tradition des interprètes illustres qui les ont précédés, apporte un regard franchement novateur et décomplexé sur des personnages aux facettes extrêmement riches. Curieusement, tous les deux ont hérité d’une grande partie de sang européen : italien dans le cas de Fabiano et portugais, portoricain et aussi italien dans celui de Sierra. Et ils nous rappellent aussi des références légendaires : les fantastiques demi-teintes de Fabiano évoquent tout de suite le souvenir de Nicolai Gedda ou même celui de Gigli, l’américain ajoutant une habilité tellement époustouflante à passer de la « sfumatura » à un éclat solaire qui ferait croire de prime abord à un jeu de sorcellerie si l’on n’était pas en face d’un artiste à l’engagement émotionnel absolu. Au départ, l’étincelant ténor qu’est Javier Camarena devait chanter le rôle de Des Grieux mais il s’est trouvé lui-même insuffisamment mûr pour l’affronter. De tels scrupules honorent un artiste et deviennent trop rares, le phénomène inverse étant devenu habituel. De son côté, la Manon de Nadine Sierra possède un velours délicieux sur toute l’étendue de sa voix et cela avec une telle (apparente) facilité d’émission qui déconcerte. Elle assume à la perfection les clés stylistiques de la musique française fin XIXème mais, autant dans son phrasé que dans son jeu, la créativité reste un maître-mot. En les transcendant sous le prisme d’une personnalité remarquable, elle assume chaque mot, chaque ligne sonore, chaque intention du compositeur. Et l’on sait à quel point Massenet notait obsessivement tous les détails de l’exécution et de la prosodie française. Et son jeu corporel, que des artistes du « pop » comme Beyoncé ou Madonna pourraient jalouser, ne connaît aucune frontière. Elle ose, danse, s’exhibe, aime ou séduit sur scène. En définitive, elle vit si intensément sa performance qu’elle se livre totalement à nous. Elle s’offre à l’amour comme un fruit inconnu, avait écrit Louise de Vilmorin. C’est dans ce sens que je trouve que sa « Manon » ouvre une référence pour le XXIème siècle : un grand nombre de nos référents visuels ordinaires sont incorporés à la construction d’un personnage d’une richesse immense. Car tout souci technique sur sa réussite vocale passe au second plan : si elle en a, ce que je veux bien croire, on ne le remarque jamais et c’est la vérité du rôle qui passe au premier plan. Et c’est tout l’Opéra comme genre qui en sort enrichi, car le public y sera ainsi beaucoup plus réceptif. 

À côté de ces deux « monstres », le Lescaut d’Alexandre Duhamel n’est pas en reste. D’abord par sa diction absolument limpide dans une voix aussi sonore que belle et parfaitement bien projetée. Ensuite par la riche palette de nuances qu’il apporte au personnage : des scènes plus ou moins tendres ou paternalistes avec sa cousine, il passe tout naturellement vers la débauche, l’enfer du jeu et l’autodestruction. Le comte Des Grieux a été confié à un magistral Laurent Naouri : sa voix est toujours imposante et son jeu de scène irréprochable dans ce rôle de père sinistre, obsédé par l’honneur en dépit de toute autre considération plus humaine. Habitués à le voir dans de nombreux rôles comiques, nous avons pu l’apprécier dans un registre très contrasté. À remarquer que la dernière « Manon » du Liceu avait eu comme protagoniste son épouse dans la vie, la scintillante Nathalie Dessay.

Les trois dames, Poussette, Javotte et Rosette étaient très bien défendues par Inés Ballesteros, Anna Tobella et Anaïs Masllorens. Leur travail d’ensemble fut remarquable, tant vocalement que théâtralement. Tomeu Bibiloni, et Pau Armengol défendent plus qu’honorablement Brétigny et l’Hôtelier. Le Gillot d’Albert Casals nous séduit, bien que son français soit difficile à comprendre. En ce point, c’est le seul qui dénote dans toute la distribution. 

La mise en scène d’Olivier Py, un artiste aussi attachant que polémique fut présentée à Genève en 2016. Sa prémisse est de dégager toute l’hypocrisie plus ou moins explicite dans le livret extrait par Meilhac et Gille du roman de l’abbé Prévost. Le spectacle foisonne d’images relativement provocatrices : il situe l’acte d’Amiens et le Cours de la Reine dans des lupanars et maisons de jeu modernes, les danseuses et cantatrices étant habillées (ou plutôt dénudées…) avec des attributs de « demi-mondaines ». Avec un dispositif scénique à plusieurs niveaux, le discours devient fluide et attractif. Cependant, cela finit par lasser car on ne trouve pas vraiment naturelle cette espèce de débauche permanente, même si cette atmosphère caractérisait sans doute l’environnement dépeint dans le roman. En revanche, pendant le tableau de Saint-Sulpice où la laideur du décor sert admirablement le propos dramatique, on a atteint l’acmé expressif de la soirée. Sans doute par le talent vocal de Sierra et de Fabiano. Cependant, je crois que l’approche personnelle de Py qui a fait, entre autres des études de théologie et à la fois critiqué publiquement l’hypocrisie de l’Église Catholique envers le collectif homosexuel, est pour quelque chose dans le crescendo émotionnel qu’on ressent pendant ce long duo où Manon séduit ouvertement son ancien amant devenu abbé et prédicateur à succès.

L’indispensable complice au succès de cette superbe soirée a été le chef Marc Minkowski par sa direction imaginative, pleine de vivacité et de contrastes. Il a été capable d’extraire autant d’effusions lyriques de bon aloi que des brillants éclairs de cet orchestre du Liceu dont le niveau semble s’améliorer à chaque production. Excellent aussi, à tout point de vue, le Chœur de la maison.

Barcelone, Gran Teatre del Liceu, le 20 avril 2023

Xavier Rivera

Crédits photographiques : David Ruano

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