« Fast Forward » - 20 years United Instruments of Lucilin
En fait d’anniversaire, c’est plus le 21ème que le 20ème qu’on fête, ce lundi 10 mai, au Grand Auditorium de la Philharmonie du Luxembourg, toujours en configuration minimale (100 personnes largement parsemées dans cette salle à l’acoustique accueillante), le petit virus renommé ayant rassemblé, en quelques mois, une impressionnante palette de super-pouvoirs, dont celui de se jouer des intervalles temporels au point de bouleverser tout calendrier un peu construit.
Un an plus tard et un programme (au livret copieusement illustré) remanié – du « voilà ce que nous avons fait de mieux » au « voilà vers où nous allons » –, United Instruments of Lucilin se prête à l’interview pré-concert avec bonne grâce et un zeste de réserve : la formation est née de l’envie de jouer ensemble, bien sûr, mais surtout de la volonté de choisir le programme, de se concentrer sur la création contemporaine, vaste, qui parfois effraye et souvent rejoint l’envie des musiciens de sortir de l’ordinaire. Des discussions, des centaines de créations, encore des discussions, des concerts traditionnels, des spectacles mis en scène, des improvisations, des opéras, toujours des discussions, des publics de tous âges, des collaborations, des commandes, des master class de composition et bien sûr on discute : l’ensemble se réunit virtuellement chaque quinzaine, envisage les idées de chacun pour composer le programme, tient compte de la diversité des penchants et des goûts – l’éclectisme est une valeur –, essaie de faire vivre et de concrétiser chaque projet – et cette démocratie permanente, faite aussi de tensions, résistante à la professionnalisation, construit probablement, avec la foi du début et le plaisir de se retrouver, la longévité du groupe. Danielle Hennicot (alto), André Pons-Valdès (violon) et Guy Frisch (percussions) égrènent quelques moments forts de la vie de l’ensemble : la naissance, bien sûr, The Raven de (monodrame qui envoie UIL à Paris ou à Tokyo), la rencontre avec Alexandre Schubert pour le concert-installation Black Mirror et sa réflexion sur la façon de jouer, Kein Licht, l’aventure du thinkspiel (mi-opéra mi-singspiel) de Philippe Manoury, joué près de 20 fois en 2017…
C’en est d’ailleurs la Suite concertante, pour ensemble de douze musiciens, mezzo-soprano et électronique, qui constitue l’ingrédient majeur de ce « vers où nous allons », une des trois créations (une luxembourgeoise, deux mondiales) du concert de ce soir, introduit par Florence Martin, co-directrice d’UIL, Stephan Gehmacher, directeur général de la Philharmonie, Sam Tanson, ministre de la Culture et… les extraits des vidéo-interviews du projet Profiles (une initiative de Lucilin, co-produite par le Centre National de l’Audiovisuel), de Toshio Kosokawa (« j’essaie de créer des sons qui peuvent exister comme appartenant à la nature »), Catherine Kontz (« j’étais un peu surprise d’avoir la permission de composer ; j’ai essayé et puis, je ne me suis pas arrêtée ») et Philippe Manoury (« toute musique a été contemporaine »).
En place sous les images de Profiles, les musiciens accueillent Julien Leroy, premier Chef invité de l’ensemble (depuis 2018), au dos en attente patiente de la levée complète du grand écran blanc, dont l’enroulement motorisé (et ronflant) découvre peu à peu les tuyaux d’orgue du Grand Auditorium. Puis démarre dejar aparecer, pour sept instruments et électronique de Francisco Alvarado (1984-), une expérimentation du « laisser apparaître », pour laquelle le compositeur chilien établit une première fondation de la pièce (une « bande-son » spontanée), où s’insère l’écriture instrumentale (qui s’inspire de l’improvisation, à peine guidée, des musiciens sur la bande-son en question), alors même que l’électronique continue à grandir, en une interaction vivante qui ne trouve sa fin que de façon arbitraire – une drôle d’équation où intuition + contrainte = cohérence, qui foisonne ou respire, s’enivre et trébuche, étonne et dissipe la frontière acoustique entre électronique et instruments, eux aussi amplifiés et diffusés.
Originaire de Singapour mais basée à Paris, Diana Soh (1984-) se distingue par sa façon originale d’impliquer les interprètes dans l’exécution de ses partitions. De cette proposition performative, les membres du quatuor de UIL s’emparent avec un plaisir évident, ajoutant voix (ou sons ou cris), affirmations ou questions (« à gauche, à droite », « qui, quand, quoi, comment ? », « on est où ? ») et percussions incongrues au jeu des cordes, dans une conversation décousue à quatre, où se contredire prévaut, où les semelles (lestées pour se faire entendre) frottent le sol, où les bras se désarticulent et lâchent l’instrument, où le corps obéit à un illogisme exubérant d’automate. Imbibée et ludique, Sssh est à voir autant qu’à entendre.
L’expérience Kein Licht a développé une complicité entre United Instruments of Lucilin et Philippe Manoury (1952-), au point de passer commande pour cette Suite concertante, œuvre pour voix, ensemble et électronique (cette fois, pas en temps réel), dédiée au concert et dérivée de l’opéra, dont le livret, dû à Elfriede Jelinek, fait revivre – l’urgence – et réfléchir à – la distance – la catastrophe nucléaire de Fukushima, conséquence du tsunami de 2011 et d’une ampleur comparable à l’accident de Tchernobyl de 1986. La Suite reprend les quatre lamenti, assurés par la mezzo-soprano Christina Daletska, et la musique entre eux « est » l’événement, où eaux, terres et radiations se choquent et se moquent, dépassent et détruisent – jusqu’à la conclusion par le poème de Friedrich Nietzsche, ritournelle de ce monde qui se répète encore, et encore.
Luxembourg, Philharmonie, le 10 mai 2021
Bernard Vincken
Crédits photographiques : Alfonso Salgueiro