William Christie : des moyens minimalistes pour une expressivité sans limites dans son Dido & Æneas au Liceu

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C’est assez surprenant de constater que la grande maison d’opéra de Barcelone n’avait présenté le chef d’œuvre de Purcell qu’une seule fois en 1959, aussi dans une version chorégraphiée qui servait alors de « hors d’œuvre » à une représentation de l’Elektra de Richard Strauss. William Christie, qui atteindra prochainement sa quatre-vingtième année, est revenu à d’innombrables occasions sur une musique qui a traversé les siècles avec la même fraîcheur que les classiques grecs ou latins de la littérature ou de la sculpture. Il est vrai que, avant 1895, elle était totalement inconnue du grand public, mais ce n’est pas moins choquant que le public barcelonais, souvent attentif aux avant-gardes et qui a aimé en leur temps Haydn ou Wagner passionnément, soit resté sourd à tant de beauté.

Notre claveciniste franco-américain a toujours eu le don de s’entourer d’artistes de tout premier plan et de les faire adhérer à des postulats artistiques qui, aujourd’hui, nous semblent aussi évidents que respectables, mais il ne faut pas oublier qu’à ses débuts, vers les années 1975, il été considéré comme un « outsider » irrévérencieux et relativement prétentieux par l’« establishment » musical de l’époque. Et, en plus, il avait fui son pays d’origine car il s’était manifesté contre la guerre du Vietnam… Si l’on pense à des jeunes chanteurs comme Gérard Lesne ou Véronique Gens qui chantaient dans « Les Arts Florissants à l’époque et aux brillantes carrières qu’ils ont faites par la suite, on pourra certainement affirmer qu’ils étaient à bonne école. Car l’apport de Christie n’est pas tellement essentiel à la recherche des codes oubliés de la déclamation ou du chant baroque mais plutôt dans sa prospection de la vérité interprétative par ce biais. Bien d’autres artistes sont restés en surface, se contentant de reconstruire un langage expressif à travers la redécouverte des traités, des conventions ou des gestes interprétatifs. Lui, il les utilise pour aller droit au but : l’émotion, l’introspection, le regard sur la vie, l’amour et le trépas qui interpellent toujours celui qui écoute cette inoubliable histoire de Didon mise en musique il y a quatre siècles par Purcell. Car, en réalité, Christie ne fait ici pratiquement rien : pas de gestes, pas de démonstrations, pas d’exubérance. Il se borne à jouer tout simplement le continuo tantôt à l’orgue, tantôt au clavecin. Mais…de quelle manière, car ce clavecin sonne avec une splendeur inouïe et il a l’art de réaliser le continuo avec une parcimonie et un à propos radicaux : pas une note de trop, pas ces déferlement d’arpèges inutiles qu’on subit habituellement.

Mais il trouve (improvise-t-il ?) la note juste au moment psychologique idéal et cela nous vient droit au cœur. Et l’ensemble fonctionne comme une horlogerie de précision : tempi, transitions, équilibres, contrastes, en mettant quelquefois l’accent sur le caractère discursif de l’écriture et d’autres sur l’agitation dramatique, sans excès, sans carences. Juste à la fin, sur le chœur funèbre « With drooping wings », il se met à diriger discrètement les chanteurs pour éviter les décalages car ils partent vers la coulisse. On sait, bien sûr, qu’ils ont tous répété et intégré soigneusement le moindre détail de la partition et des intentions expressives de Christie, mais on ne peut s’empêcher de penser qu’on assiste à une session de spiritisme ou de télépathie : c’est comme si de sa tête dégarnie sortaient des antennes communiquant tout droit avec le cerveau de chacun de ses artistes. Felix Knecht, au violoncelle, transcende avec sa réalisation du continuo. Et tous ses collègues brillent de concert animés par un même élan. L’effectif reste ici minimaliste : juste le quatuor, avec un violone, une flûte, un hautbois et un théorbe. Et pourtant, la salle du Liceu est immense, les cinq étages au-dessus impressionnent celui qui s’aventure sur scène et on pouvait craindre que tant les voix que l’orchestre soient insuffisants pour remplir de son ce grand volume. Rien de tel, les voix peuvent nous donner le frisson avec des pianissimi invraisemblables, éthérés ou à peine ébauchés : ils trouveront l’écho instrumental parfaitement juste. Et les moments d’agitation des sorcières auront toutes sortes de « gags » sonores dépeignant la cruauté de leur conspiration. La surprise vient du fait que le rôle de la « Sorceress » est confié au même chanteur que « Æneas », comme une sorte de dédoublement de sa personnalité qui trahirait ses véritables intentions. C’est innovateur, osé et, en définitive, efficace car Renato Dolcini est un artiste excellent, capable d’une large palette de couleurs et d’expressions multiples et diversifiées. Ce n’est pas un hasard que la grande Cecilia Bartoli ait contribué à sa formation. Ana Vieira Leite campe d’une voix cristalline une « Belinda » toute en retenue et élégance, sans tomber dans ce fréquent travers du genre « soubrette » qu’on attribue à cette partie. Kate Lindsay, en Dido, fascine l’auditeur, à défaut d’enchanteresse, car son chant nous transporte dans une dimension inconnue avec une intelligence musicale très discrètement exposée et une sensibilité accrue au triste destin de la reine carthaginoise. Aucun pathos, aucune lourdeur dans l’expression. Mais quelle intensité dans cette lamentation finale, exposée dans d’invraisemblables « pianissimi ». Maud Gnidazz, Virginie Thomas, Jacob Lawrence, Michael Loughlin Smith, Bastien Rimondi, Padraic Rowan, Daniel Brant et Christophe Gautier complètent somptueusement une distribution sans faille. 

L’autre grande protagoniste de la soirée est l’artiste espagnole Blanca Li dont la compagnie de danse est établie près de Paris depuis quelques années. Formée en Amérique, à l’école de Martha Graham et Merce Cunningham, c’est une artiste aux facettes multiples allant du flamenco au hip-hop en passant par la danse classique, baroque ou le cinéma et très sollicitée partout dans le monde. Elle avait collaboré avec Christie dans des Indes Galantes et il a suggéré de collaborer à nouveau pour rendre ce Dido innovateur. En fait, le spectacle est d’une beauté éblouissante pour des multiples raisons et, s’il est novateur, le résultat sert tout droit le propos originel de la musique de Purcell et de la poésie de Virgile. Blanca Li raconte dans une entrevue que « les corps et les gestes des danseurs renforcent la représentation des affects intérieurs des protagonistes : passion, ruptures internes, joies ou tristesses. » Ce dédoublement des chanteurs par les danseurs fonctionne admirablement car elle n’a pas interféré dans le propos original avec des récits superposés ou antagonistes, le poncif habituel de tant de metteurs en scène en manque d’imagination… Plus tard, elle affirme : « Les personnages principaux, qui sont les chanteurs, sont considérés comme des êtres divins, la danse représentant la partie terrienne qui exprime les émotions. » Li a collaboré ici avec la plasticienne allemande Evi Keller qui a conçu des très hautes robes/sculptures où elle a enchâssé Dido, Æneas et Belinda, limitant leur mobilité aux seuls membres supérieurs.

Réalisées dans une matière fascinante qui prend la lumière avec des irisations surprenantes et avec un travail subtil d’éclairage signé par Pascal Laajili, ce seul ouvrage aurait suffi à magnifier le spectacle. L’ensemble est une réussite sans ambages.

Xavier Rivera

Liceu de Barcelone, le 20 juin 2023

Crédits photographiques : © Pablo Lorente

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