A Pesaro, Moïse l’emporte devant Elisabetta

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En dépit d’un lourd contingentement des places, le Festival Rossini de Pesaro présente, pour sa 52e édition, trois ouvrages dans de nouvelles productions, Il Signor Bruschino au Teatro Rossini, Elisabetta regina d’Inghilterra  et Moïse et Pharaon au Teatro Vitrifrigo Arena à l’extérieur de la cité. N’ayant pu voir le premier de ces spectacles, j’ai néanmoins assisté à la répétition générale de l’un et à la première publique de l’autre (Elisabetta du 8 août, Moïse du 9).

Depuis la création de ce festival  en 1980, Elisabetta regina d’Inghilterra n’a été affichée qu’une seule fois, en août 2004, dans la mise en scène de Daniele Abbado, sous la direction de Renato Palumbo, avec Sonia Ganassi dans le rôle-titre. Dix-sept ans plus tard, Ernesto Palacio, l’actuel surintendant des manifestations, fait appel au régisseur turinois Davide Livermore qui, depuis 2010, a proposé en ces lieux Demetrio e Polibio, Ciro in Babilonia, L’Italiana in Algeri et Il Turco in Italia

Que faire de cette première ‘opera seria’ napolitaine créée au Teatro di San Carlo le 4 octobre 1815 ? La trame, mal ficelée, évoque les tribulations de Leicester et de Matilde, son épouse secrète, alors que la reine vierge Elisabeth Ière, éprise de lui, veut en faire son époux. C’est pourquoi le metteur en scène décide de transposer l’action au XXe siècle en prêtant à la souveraine les traits d’Elisabeth II, comme s’il s’agissait d’un épisode supplémentaire à la célèbre série télévisée The Crown. Avec l’aide du vidéaste D-Wok, Giò Forma conçoit un décor projeté devant lequel s’amassent les éléments en dur d’un hôtel de luxe. Les costumes de Gianluca Falaschi jouent sur le bariolage des coloris de la gentry huppée peuplant les salons de Buckingham Palace. Plus d’une fois, cette relecture frôle le ridicule (Leicester devenu officier de la flotte aéronautique est soumis à la question dans un goulag aux éclairages orange insoutenables, Norfolk recourt au téléphone pour dénoncer les agissements de Leicester à la souveraine…)

En ce qui concerne la musique, le résultat n’est guère plus réjouissant. Pour la première fois, est invité le maestro turinois Evelino Pidò qui est  demandé par toutes les scènes internationales. Ayant à sa disposition le Coro del Teatro Ventidio Basso d’Ascoli Piceno et l’Orchestra Sinfonica Nazionale della RAI d’excellent niveau, il ne réussit pas plus qu’ailleurs à modeler une pâte sonore digne d’intérêt, tant la ligne de conduite est raide au point d’empêcher l’épanouissement du moindre crescendo, ce qui est ô combien dommageable chez Rossini ! 

Sur scène, la mezzosoprano parisienne Karine Deshayes s’empare du rôle d’Elisabetta. Conçu pour les moyens exceptionnels et la tessiture large d’Isabella Colbran, il sollicite abondamment le registre aigu, ce qui met en difficulté l’interprète, obligée de crier la plupart du temps, malgré une ligne de chant soignée et un timbre pulpeux qui rassérènent le duetto avec Matilde « Non bastan quelle lagrime » et la séquence « Bell’alme generose » dans le Finale II. Beaucoup plus à l’aise qu’elle dans le ‘lirico leggero’ de Matilde, Salome Jicia fait valoir une coloratura brillante qui irradie sa grande aria « Sento un’interna voce ». Tout aussi remarquable s’avère le ténor Sergey Romanovsky qui avait déclenché l’enthousiasme du public dans Le Siège de Corinthe et Ricciardo e Zoraide et qui prête à Leicester la solidité de ses moyens et un aigu claironnant. Face aux deux seconds plans en travesti (Enrico campé par Marta Pluda, Guglielmo par Valentino Buzza), Barry Banks n’est plus que l’ombre de lui-même en personnifiant un Norfolk dépourvu de graves, obligé de ‘savonner’ tout ‘passaggio’.

A un tout autre niveau d’excellence atteint Moïse et Pharaon, remaniement du Mosè in Egitto napolitain créé à l’Académie Royale de Musique de Paris le 26 mars 1827. Ici à Pesaro, après avoir traité la version originale en 1983, Pier Luigi Pizzi en conçoit la mise en scène, les décors et les costumes, en orientant l’ouvrage vers l’esthétique de l’oratorio. Il crée un espace de jeu où se meuvent les personnages alors que le chœur est aligné latéralement. L’action se rigidifie en tableaux magnifiques où l’ocre et le blanc symbolisent le peuple hébreu, le bleu violet et l’or, le despotisme égyptien. Les longues séquences chorégraphiques élaborées par Gheorghe Iancu dynamisent les scènes rituelles en faisant intervenir deux des premiers danseurs du Teatro alla Scala, Maria Celeste Losa et Gioacchino Starace et un corps de ballet restreint. Et c’est à la vidéo que sera confiée l’évocation des plaies d’Egypte et du passage de la Mer Rouge.

A la tête de la même formation chorale et orchestrale que le soir précédent, le jeune Giacomo Sagripanti adapte sa direction à cette sobriété classicisante en épurant le discours de toute redondance tout en sachant mettre en valeur l’orchestration géniale des ensembles, notamment le dernier Finale. 

Au niveau du plateau vocal, il me faut relever qu’après vingt-sept saisons passées à Pesaro, c’est la première fois que la langue française semble compréhensible ! Dans son ensemble, la distribution est de bonne qualité, à commencer par la basse Roberto Tagliavini, géant statuaire dans la lignée d’un Cesare Siepi qui n’a aucune peine à faire autorité tant par sa présence que par sa déclamation tragique. Face à lui, Erwin Schrott campe un Pharaon hâbleur, se muant en hydre marine pour faire volte-face et accommodant ses moyens de baryton-basse à une écriture dont il minimise l’aspect virtuose. L’exact contre-pied lui est donné par son épouse Sinaïde incarnée par la mezzo russe Vasilisa Berzhanskaya au sabir incompréhensible. Mais quelle voix et quel tempérament qui lui font oser les ‘filati’ les plus ténus dans son air « Ah ! d’une tendre mère » avant de délivrer avec panache la stretta « Qu’entends-je, ô douce ivresse ».  Pour personnifier son fils Aménophis, le ténor Andrew Owens aurait le métal de timbre si l’aigu avait meilleure assise, ce dont peut se targuer Alexey Tatarintsev, éclatant Eliézer. Mais l’autre découverte majeure de ce spectacle est l’Anaï de la jeune Eleonora Buratto qui, par le velouté du coloris et la rondeur de l’émission, rappelle les Mancini ou Cerquetti d’une autre époque. Comme ses illustres devancières, elle tente d’alléger son ‘lirico spinto’ pour négocier les périlleux ‘passaggi’ de sa scène « Quelle horrible destinée ! », ce que lui concédera la pratique du rôle si elle oriente sa carrière vers ce répertoire.

Alors que la mer démontée finit par se calmer, s’élèvent du parterre de délirantes clameurs qui érigent cette production au niveau des réussites majeures de ce festival.

Pesaro, Vitrifrigo Arena, 
Elisabetta regina d’Inghliterra, générale du 8 août 2021
Moïse et Pharaon, première représentation publique du 9 août 2021

Paul-André Demierre

Crédits photographiques : Studio Amati Bacciardi

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