Ombres et lumières dans Pelléas et Mélisande au Liceu

par

Debussy prétendait trouver un nouveau chemin à l'opéra. Pris en étau entre le style du vérisme et ses drames de cape et épée, qui tranchaient avec les émotions provoquées par les injustices et misères de ce bas-monde, et le wagnérisme avec son exaltation brumeuse des légendes alémaniques (si souvent inspirées de Chrétien de Troyes...), il n'a écrit que ce seul ouvrage, rejetant tous ses précédents essais opératiques. Il lui a consacré dix ans, retravaillant sans cesse à simplifier le propos et à polir son langage et a tenu de longs échanges avec Maeterlinck à propos du livret, presque entièrement extrait de la pièce de théâtre avec diverses coupures. Leur brouille à propos du choix de la Mélisande mettra fin à leur relation... Dans sa correspondance avec Ernest Guiraud, qui fut son professeur au Conservatoire de Paris, il déclare qu’ il souhaite suivre le poète qui « disant les choses à demi, permettra de greffer mon rêve sur le sien; qui concevra des personnages dont l’histoire et la demeure ne seront d’aucun temps, d’aucun lieu… » ... « Je rêve de poèmes qui ne me condamnent pas à perpétrer des actes longs, pesants ; qui me fournissent des scènes mobiles, diverses par les lieux et le caractère ; où les personnages ne discutent pas, mais subissent la vie et le sort ». Cent vingt ans après sa création, Pelléas reste un indiscutable chef d'œuvre de la musique. Et, malgré les diatribes anti-wagnériennes qu'il prodiguait (comme le fameux Golliwoog's Cake Walk parodiant le thème germinal de Tristan et Yseult...) le rapprochement avec le drame wagnérien est omniprésent, autant dans l'histoire du triangle amoureux que dans la musique. Mais considérer son empreinte comme ouvrage dramatique nous mène tout droit à un chemin d'ombres et de lumières. Ombres car le texte, pour le spectateur actuel, oscille entre le niais des propos décousus des amants non avoués, (mais droit dans la lignée du non-dit freudien) et le stupéfiant, comme la terrible sentence d'Arkel : « Si j'étais Dieu, j'aurais pitié du cœur des hommes »

Ombres et lumières aussi dans cette production du Liceu, révision de celle présentée à Dresde en 2015, car l'atmosphère pesante de ce drame est traduite visuellement par un décor et une machinerie scéniques à la beauté saisissante signés par Alfons Flores : une boîte giratoire suggère le palais d'Arkel où les différents personnages se retrouvent dans une forme de huis-clos oppressant qui plonge le spectateur dans une ineffable angoisse, ou un grillage, que Gaudí aurait pu imaginer, nous suggèrant la forêt. La contrepartie étant que ce dispositif scénique n'aide en rien à la projection du chant et, trop souvent, le texte reste incompréhensible. Mais ce n'est pas le seul responsable : l'orchestre, dont la palette sonore est d'une richesse radieuse, couvre trop souvent le chant. N'est-ce pas le rôle du chef d'orchestre de contrôler cela? Josep Pons a formé un outil de premier plan et il se complaît d'en extraire des nuances sans fin, mais son attention n'est pas portée à tout moment à ce que le chant et le texte restent au premier plan. Il est vrai aussi que les orchestres parisiens de 1900 utilisaient des instruments bien plus discrets : des bassons français et non pas des fagots allemands, des cuivres bien plus sombres et sans l'éclat (excessif ?) des actuels, les cordes pouvant ainsi déployer un son bien plus soyeux. Doit-on vraiment se résigner à ne pas comprendre le texte chanté et à lire le sur-titrage? Je ne crois pas que l'avenir de l'opéra doive passer par là.

Un autre problème entravant la projection du texte est la nouvelle mode des chanteurs actuels d'orbite parisienne de supprimer le roulement du « r » : dans quelques années, des musicologues retraçant les modalités du chant français au début du XXe siècle, re-découvriront ce qui était jusqu'à très récemment du domaine public : la prononciation du chant n'est pas celle du français parlé en rue ou au cinéma. Tous les chanteurs francophones jusqu'à la génération des Bernac, Bacquier, Van Dam ou Crespin ont suivi ce principe : à l'opéra on roule le « r ». Pas à l'opérette ni dans la chanson, dont le langage est plus proche de celui de la rue. Actuellement, bon nombre de musiciens cherchent l'interprétation historiquement informée pour des périodes reculées dont nous ne disposons que peu d'informations. Mais, sur cette question, les enregistrements d'époque et les écrits de Reynaldo Hahn devraient faire autorité. Le problème n'est pas seulement la rigueur historique : l'alternance de sons émis dans le masque avec le « r » guttural nuisent clairement à la projection de la voix, créant un hiatus permanent et, finalement, désagréable. Écouter Mélisande chanter « pourrrquoi parrrtez-vous » avec des réminiscences de Piaf (que j'adore dans son genre...) est franchement choquant.

Une autre lumière dans cette production est le travail de mise en scène d'Alex Ollé. Issu de ce collectif qui a une réputation de provocateur probablement peu méritée, « La Fura dels Baus », il est actuellement en résidence au Liceu. Il a mis le doigt sur un point peu souvent mis en exergue dans cet opéra : celui de la violence faite aux femmes. Violence qui est absolument explicite dans le texte chanté et à qu'on a tendance à substituer dans d'autres productions par des visions oniriques. Ollé a raison de s'y atteler non seulement pour des raisons d'actualité médiatique : Maeterlinck avait placé Mélisande parmi les filles abusées de son Château de Barbe-Bleue. Et c'est l'ensemble de son travail scénique qui est vraiment fécond : la manière dont il obtient l'acmé au moment où Golaud tue Pelléas tournant autour du grillage est purement magistrale. Et sa vision de la mort de Mélisande, avec la protagoniste chantant dans un lit au-devant de la scène, pendant que les autres personnages s'affairent autour de sa doublure à l'intérieur de la boîte-palais, est franchement géniale, nous plongeant dans cet équivoque entre rêve et réalité qui plane partout.

Julie Fuchs, dont c'était la prise de rôle en Mélisande, possède un timbre clair et une émission nuancée et fraîche. Son personnage voyage de la candeur de la petite fille du début vers une affirmation progressive de sa féminité malgré la concupiscence et les abus qui l'entourent. Sa relation avec Pelléas nous donne la contrepartie de pureté et d'humanisme dans cet univers tellement lourd. Stanislas de Barbeyrac, Pelléas, possède une voix splendide. Il marque son personnage plus par la sincérité et l'engagement que par la pureté et le raffinement de sa ligne de chant. En quelque sorte, il est surprenant car il se démarque d'interprétations plus convenues et sort grandi par la manière dont il traite Mélisande. Franz-Josef Selig est un Arkel de rêve, la voix est toujours merveilleuse et sa ligne de chant parfaitement irréprochable. Mais c'est probablement la grande Sarah Connolly qui donne les plus beaux moments de chant de la soirée : sa Geneviève est tout simplement splendide (et elle roule ses « r »...) Ruth González, comme Yniold est assez créative. On a du mal à imaginer que Debussy ait prétendu qu'un enfant chante le rôle : la fin est simplement écrasante vocalement (aïe ! cet orchestre impitoyable...) et l'interaction avec Golaud semble finalement impropre, pour ne pas dire immorale. Il faut dire que Simon Keenlyside en Golaud peut atteindre un tel niveau d'intensité dramatique dans sa jalousie obsédante, qui semble briser la limite de toute convenance ! Pourtant, au début, il ne semblait pas au mieux de sa forme vocale, son registre grave étant légèrement voilé mais, au fur et à mesure de sa prestation, il s'est imposé comme un artiste racé et pleinement convaincant.

La soirée avait commencé par un beau solo de violoncelle de Cristoforo Pestalozzi : « el cant dels ocells », la mélodie populaire catalane que Pablo Casals jouait partout comme message de paix, ici contre la guerre en Ukraine. Pau (Pablo) signifie en catalan « paix ». Espérons donc, la paix.

Barcelone, Liceu, le 11 mars 2022

Xavier Rivera

Crédits photographiques : David Ruano / CR

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.