A Amsterdam, Robert Carsen inverse l’ordre habituel de Pagliacci et Cavalleria rusticana

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Ruggero Leoncavallo  (1857-1919) : Pagliacci, opéra en un prologue et deux actes (1). Pietro Mascagni (1863-1945) : Cavalleria rusticana, opéra en un acte (2). Roman Burdenko (Prologue/Tonio) ; Ailyn Pérez (Nedda) ; Brandon Jovanovich (Canio) ; Marco Ciaponi (Peppe) ; Mattia Olivieri (Silvio). (1). Anita Rachvelishvili (Santuzza), Rihab Chaieb (Lola) ; Brian Jagde (Turiddu), Roman Burdenko (Alfio), Elena Zilio (Lucia). (2). Chœurs du Nederlandse Opera ; Nieuw Amsterdams Kinderchoor ; Netherlands Philharmonic Orchestra, direction Lorenzo Viotti. 2019. Notice en anglais, avec très brefs synopsis. Sous-titres en italien, anglais, français, allemand, japonais et coréen. 157.00. Un DVD Naxos 2.110670. Aussi disponible en Blu Ray.

Les mises en scène de Robert Carsen ne laissent jamais indifférent. La présente production, filmée à l’Opéra National d’Amsterdam en septembre 2019, fait partie de celles qui prêteront à discussion en raison de ses particularités, ou plutôt de ses partis-pris. Cav/Pag, ces deux témoignages du vérisme, le plus souvent couplés en raison de leur courte durée et de leur évocation de drames italiens sanglants, sont de grandes réussites vocales et musicales. Première originalité de Robert Carsen : le choix d’inverser l’ordre habituel et de placer Pagliacci avant Cavalleria rusticana. Pourquoi pas ? On n’y voit guère d’objection fondamentale, les paroles du Prologue de Pagliacci prenant dès lors un sens allégorique global qui aligne l’action des deux partitions lyriques sur les concessions faites à la réalité : L’auteur a cherché à vous dépeindre une tranche de vie. Il a pour seule maxime que l’artiste est un homme, et que pour les hommes il doit écrire. Et s’inspirer de la vérité. Ainsi s’exclame le bossu Tonio, seul face aux spectateurs, avant que le rideau ne se lève. Cet acte de foi souffre ici d’une certaine banalisation, le baryton russe Roman Budenko débitant le propos sans grandes nuances. Mais n’est-ce pas voulu ?

On est en effet déjà focalisé sur les tout premiers rangs des spectateurs, filmés avec insistance, au sein desquels règnent une agitation et des réactions à la limite du supportable dans une salle d’opéra. On comprend vite : dès l’annonce de l’arrivée des comédiens ambulants de Canio, des comparses surgissent des coulisses et se dirigent vers la scène, par les travées, au milieu du (vrai) public. Les premiers rangs se lèvent, un peu dans le désordre, les rejoignent, et tout ce beau monde se retrouve sur le plateau pour accueillir dans la liesse la petite troupe. La participation ou plutôt l’interaction avec la salle se manifestera encore au cours de la représentation, retour aux places initiales y compris, plaçant ainsi le théâtre fictif au milieu du théâtre réel. De décor, il n’est guère question. Seuls des accessoires rudimentaires sont utilisés : porte-manteaux et cintres sur roulettes, sièges et miroirs de maquillage, qui vont tenir une place importante, celle-ci devenant fondamentale dans Cavalleria rusticana. Ces miroirs sont en quelque sorte le vrai décor.

Sur scène, la foule et les comédiens accueillis avec enthousiasme sont proches ; tout au long de la production, l’excellence des chœurs et la mise en valeur des masses seront un réel atout. Ce qui l’est moins, et va devenir rédhibitoire, c’est la volonté de plonger le fond de scène dans le noir, allant ainsi à l’encontre d’une Italie gorgée d’un soleil qui exacerbe les passions. Une Italie d’ailleurs mise sous le boisseau, les références explicites à sa beauté étant inexistantes. Passe encore pour Pagliacci qui, au-delà du double meurtre de Nedda et de son amant Silvio, se déroule en vase clos dans les loges de la troupe ambulante, puis pendant la représentation devant un public choisi. Ce parti-pris de plongée dans le noir, pour ce premier volet, est à peine contrebalancé par un banal rideau rouge et par des costumes, pas toujours de très bon goût (Nedda n’est pas gâtée avec un peignoir vert qui ne cache pas une courte chemise). On ressent très vite la violence intrinsèque ; elle se caractérise notamment dans des scènes érotiques et dans les fureurs destructrices de Canio, au caractère décidément vindicatif. Passons sur le déroulement connu de la découverte de l’adultère pour en arriver au fameux air final de l’Acte I, le Vesti la giubba e la faccia infarina, qui met le mari trompé en face de lui-même. Confié à la stature imposante de l’Américain Brandon Jovanovich, ce Canio est globalement convaincant mais un peu caricatural, avec l’un ou l’autre aigu hésitant. Dans ce contexte précis, il est touchant, sans donner au personnage l’épaisseur tragique que d’autres lui ont conférée. Le grimage outré qu’il s’inflige en direct le fait basculer dans un comique hors de propos qui enlève à la douleur qui (lui) empoisonne le coeur une partie de l’affliction qu’on est prêt à partager avec lui. 

Le Tonio à la voix sombre de Roman Burdenko, déjà vu dans le Prologue, est sournois et veule à souhait, et Silvio, l’amoureux de Nedda, incarné par le svelte Mattia Olivieri, est bien typé pour séduire la belle peu farouche. Celle-ci, l’Américaine Ailyn Pérez, a des aigus assurés et bien placés ainsi qu’une malice provocatrice dans l’approche du personnage. Marco Ciaponi campe la figure secondaire de Peppe avec justesse. Au cours de l’Acte II, la tension ne cesse d’augmenter, malgré la persistance de moyens de décor toujours sommaires. Le vérisme en devient si abstrait qu’il en est oublié. Ce choix de Robert Carsen, qui veut sans doute créer un amalgame entre fiction et réel, dépouille l’action de sa part émotionnelle aux moments les plus pathétiques. On ne frémit pas lorsque la menace prend corps chez Canio et grandit dans des proportions aux conséquences inévitables. On vit cela avec une certaine indifférence, et lorsque les coups de couteau mortels sont donnés aux deux amants, on n’est pas atterré comme on devrait l’être. Pourtant Lorenzo Viotti, à la tête d’une formation orchestrale qui n’accentue pas les effets, laisse se développer le drame avec intelligence. 

A l’issue de cette première partie du spectacle, on est plongé dans la perplexité, pour ne pas dire dans la frustration. On a été séduit par les mouvements de foule, on a apprécié les chœurs, et le plateau vocal a laissé la trace de quelques bons moments. Mais cette atmosphère d’obscurité en fond de scène dérange malgré les prises de vue de François Roussillon qui sait comment faire un plan rapproché. Lorsque le rideau se lève pour Cavalleria rusticana, les cadavres de Nedda et de son amant gisent encore au sol, la foule les entoure. Mais n’y a-t-il pas hiatus ? L’inversion de l’ordre des deux opéras permet de lier l’un à l’autre cette conséquence inattendue, mais alors il faut oublier que la première action a lieu le jour de l’Assomption, le 15 août, et que celle qui va suivre se situe à Pâques -ce qui rend la situation concrète impossible. La cohérence ne serait pas alors dans le temps mais dans les paroles : on entend Turiddu chanter au loin Devant ta porte, le sang a été versé/et ça m’s’rait égal de mourir comme ça là. Tout peut dès lors couler de source. Mais, autre hiatus, Mascagni a situé son récit sur la place d’un village sicilien, et l’on savoure la même voix qui évoque toujours les charmes de la femme aimée : O Lola, avec ta chemise couleur de lait/t’es blanche et rouge comme la cerise. Du blanc et du rouge ? Mais l’ensemble de la scène est sombre, si sombre… et va le demeurer jusqu’au bout, même lors du célèbre air à boire Viva el vino spumeggiante que l’on imagine lancé par Turiddu en plein soleil, puisque c’est le moment matinal et festif de la sortie de l’église. 

Le décor ? Toujours aussi inexistant mais sièges et cintres à roulettes se sont multipliés (il faut bien se changer pour assister à l’office) et les miroirs aussi. Eux seuls apporteront des éclats à ce désolant plateau résolument nocturne. En fin de compte, ce qui intéresse sans doute le plus Robert Carsen, c’est le destin de Santuzza, jouet dans les mains de Turiddu, prise puis délaissée, sans espoir, mais non sans volonté de vengeance en avouant à Alfio la liaison de sa femme Lola avec Turiddu. Carsen a raison, et c’est l’attrait prioritaire de la production : la soprano géorgienne Anita Rachvelishvili est imprégnée du personnage jusqu’à la souffrance qu’elle fait partager à tout un chacun dans un engagement vocal très fort. Ses confidences à Mamma Lucia (Elena Zilio, pleine de pitié compréhensive) et leurs échanges sont poignants. Le rôle de l’écervelée Lola convient tout à fait à Rihab Chaieb, dont le registre dans la fantaisie et l’insouciance fait mouche. Dans les rôles des deux adversaires amoureux, on retrouve Roman Burdenko, le Tonio de Pagliacci, en Alfio avide de punir, et Brian Jagde, puissance vocale à l’appui, en Turiddu bravache. Les portraits sont brossés à gros traits en ce qui les concerne, avec moins de nuances que ceux des femmes. La scène d’explications orageuses entre Santuzza et Turiddu est toutefois bien équilibrée. 

On retiendra de cette deuxième partie de soirée, au-delà de la persistance de la dominante noire que nous estimons déplaisante, de vraies trouvailles dans les effets de miroirs qui, lorsqu’ils vont se déployer en grand nombre, créeront un contexte étonnant, avec des touches de lumière. On retiendra aussi le Regina coeli, laetare - Alleluia, qui se transforme en une répétition chorale de haut vol, moment de grâce mené avec ferveur par Ching-Lien Wu elle-même, chef des chœurs. Ici aussi, Lorenzo Viotti mène l’orchestre avec de belles inflexions, et il insuffle à l’Intermezzo une concentration méditative.
Cette production suscitera bien des débats, certains louant le dépouillement global, d’autres un appauvrissement de la flamboyance initiale. Tout cela sera affaire de goût, sans doute. On ne pourra en tout cas pas reprocher à Robert Carsen de manquer d’imagination, mais c’est un univers dans lequel, en ce qui nous concerne, nous avons du mal à pénétrer. 

Il ne faut pas oublier que le DVD a bien servi ces courts opéras. Pour le seul Pagliacci, on a le choix, notamment, entre de magnifiques Roberto Alagna, Placido Domingo ou, plus récemment, Jonas Kaufmann. Mais on ne peut passer sous silence la prestation de Jon Vickers, dans le film flamboyant de 1968 dirigé par Herbert von Karajan à la tête des forces de la Scala de Milan (DG), avec une inoubliable Raina Kabaivanska en Nedda et, dans le Prologue, un Peter Glossop hors normes. Jon Vickers, dont la voix est d’une puissance phénoménale, incite à la plus grande compassion dans Vesti la giubba. Mais si vous voulez être déchiré jusqu’au plus profond de l’âme, il faut absolument se tourner vers la production de 1994 du Metropolitan de New York, dans un coffret de trois DVD, intitulé « Pavarotti. The Italian Opera Collection » (DG/Decca). Sous la direction d’un James Levine des plus inspirés, Teresa Stratas, irrésistible comédienne, y est une Nedda de rêve et Juan Pons un Tonio massif. Quant à Luciano Pavarotti, en Canio/Pagliaccio, voix immense, il est au-delà du désespoir. Lorsqu’il achève son Vesti la giubba, son visage, admirablement filmé, est tellement noyé dans la douleur que le spectateur la ressent cruellement au même degré que lui. Le vérisme n’est-il pas vraiment là ?

Note globale : 7

Jean Lacroix   

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