A Genève, le premier Werther de Pene Pati
Dans le cadre de sa saison 2024-2025, l’Orchestre de Chambre de Genève revient à une formule qui avait fait le succès du Roméo et Juliette de Gounod en janvier 2023, celle de présenter un grand opéra français en version de concert. Pour le 31 janvier 2025, le choix s’est porté sur Werther de Jules Massenet. S’adjoignant une vingtaine d’étudiants de la Haute Ecole de Musique de Genève-Neuchâtel, l’Orchestre de Chambre de Genève investit la scène du Victoria Hall sous la direction de Marc Leroy-Calatayud. Mais dès les premières mesures du Prélude, le son produit par la formation comportant plus de soixante instrumentistes paraît bombastisch (comme le diraient nos collègues d’outre-Rhin), tant il paraît démesuré par rapport à la dimension du plateau et à l’acoustique si particulière de cette salle. Mais heureusement, le chef, soucieux d’équilibrer l’intervention des solistes et le discours orchestral, sait alléger le canevas au moment où, dans l’intelligente mise en espace conçue par Loïc Richard, paraît Pierre-Yves Pruvot campant le Bailli. Il est flanqué de six enfants de la Maîtrise du Conservatoire Populaire (préparés par Fruszina Suromi et Magali Dami), tandis qu’une dizaine d’autres les renforcent en fond de scène. Leur innocence enjouée à vouloir chanter Noël en juillet fait sourire au même titre que la venue des comparses dégingandés Johann et Schmidt personnifiés par les jeunes Sebastia Peris et Alix Varenne qui exsudent une joie de vivre qu’arrosera la dive bouteille à l’Acte II.
Mais tout change lorsque se profile le Werther de Pene Pati, ténor de 38 ans natif des îles Samoa. Il suffit de la phrase « Alors, c’est bien ici la maison du Bailli ? » et de son premier air « Je ne sais si je veille ou si je rêve encore » pour percevoir la consistance d’un timbre clair régi par une musicalité hors norme, une diction châtiée et un art du phrasé irisé d’une palette de nuances raffinées. L’on prête dès lors peu d’attention aux seconds plans (la Kätchen d’Elise Lefebvre, le Brühlmann d’Hugo Fabrion) et même à Adèle Charvet qui semble un peu retrait avec une Charlotte quelque peu distante. La même impression est produite par Florian Sempey, notoire comme Figaro du Barbiere, Dandini ou Malatesta, qui paraît un peu égaré dans ce répertoire mais qui trouvera meilleure assise au tableau suivant dans le dialogue avec Charlotte qui, elle aussi, assure ses moyens. « Un autre est son époux ! » impose la dimension tragique d’un Werther qui se mure dans le silence face aux élans primesautiers de la pimpante Sophie de Magali Simard-Galdès mais qui touche la corde sensible dans le duo avec Charlotte « Ah ! Qu’il est loin ce jour plein d’intime douceur » puis dans la scène « Oui, ce qu’elle m’ordonne… Lorsque l’enfant revient d’un voyage avant l’heure ».
A l’Acte III, Adèle Charvet fait appel aux ressources de sa palette expressive si fournie pour la scène des lettres et le duo des larmes où Sophie trouve d’attendrissantes inflexions pour réconforter sa sœur. Elle atteint le paroxysme du désarroi dans le monologue « Ah ! mon courage m’abandonne ! » butant sur le retour inopiné d’un Werther désabusé qui finit par se laisser gagner par le lyrisme incandescent des vers d’Ossian. Et son « Pourquoi me réveiller, ô souffle du Printemps » galvanise la ligne de chant par le crescendo émotionnel amenant naturellement les la dièse 4 fortissimo de la cadenza. La baguette de Marc Leroy-Calatayud livre ensuite une introduction à l’Acte IV, saisissante par ses véhéments contrastes d’éclairage, entraînant une Charlotte éperdue vers le cabinet de travail où Werther a mis fin à ses jours. Le dialogue de ces deux êtres s’avouant leur amour mutuel n’est plus que demi-teintes oppressantes zébrées de fulgurances passionnées. Tandis qu’au loin les enfants chantent finalement leur Noël, Werther nous bouleverse jusqu’aux larmes avec « Là-bas au fond du cimetière ». A peine exécuté le dernier trait d’orchestre, les spectateurs bondissent de leur siège pour acclamer bruyamment l’ensemble de la production avec de délirants hourras pour le magnifique Werther de Pene Pati.
Genève, Victoria Hall, 31 janvier 2025
Paul-André Demierre
Crédits photographiques : Christian Lutz